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  • Marie-Anne Lorgé

Temps ralentis

Dernière mise à jour : 4 juin 2022

A Strassen, en pleine Biennale d’art contemporain, rencontre avec l’univers de Zuza Jakubiak. Qui, au crayon graphite, saisit l’éternité d’un instant. Dérobé dans une serre. Un espace public. En l’occurrence, il s’agit de la «Palm House» (serre des palmiers, photo ci-dessous), située dans les Kew Gardens, un fabuleux et mondialement réputé ensemble botanique de 121 hectares, à l’ouest de Londres.


La «Palm House», dessinée par l'ingénieur Richard Turner entre 1844 et 1848, c’est un tricot de fer forgé et de verre, avec chaque carreau fait main.


Mais ce pourrait être une maison – «quand on parle du toit, c’est du sens de l’existence et du vivre ensemble qu’il est question», dixit le philosophe Laurent de Sutter. Pour le coup, ce qui habite «Palm House», le seul vivant, c’est le végétal. Et le silence.


Curieusement, voilà qui me rappelle une citation du poète Walt Whitman, «la vie tient à quelques feuilles d’herbe». Et tout spontanément, voilà qui me pousse au bout de mon jardin, mangé par un gigantesque sureau. Là-dedans, c’est le bal des oiseaux. Ressort d’un imaginaire qui me conduit aujourd’hui à vous parler de dessin, de photographie, de maison. Et même de tissage, avec le pavillon éphémère conçu au Mudam par Hana Miletić, qui nous renvoie à la fois au métier Jacquard et au système binaire informatique, mais aussi au corps, à l’artisanal, au collectif, avec, à la base, une idée généreuse: la réparation.


Laissez-vous aller… d’expos en livres. Un seul livre, en fait, celui, aussi émouvant qu’atypique, de Cristina Dias de Magalhães observant silencieusement, jour après jour, les explorations de Victoria et Helena).



70 oeuvres de 36 artistes (de la Grande Région), c’est le gabarit de la Biennale d’art contemporain de Strassen qui se tient actuellement au Centre culturel Paul Barblé – c’est dense, et surtout né d'un exercice compétiteur. Au final, une 11e édition non pas explosive, ni défricheuse, par ailleurs exempte de dimensions installatoires, virtuelles ou numériques, mais pour autant pas sans voix singulières. Sachant que le mistral gagnant, c’est la peinture. Et la figuration.


Au programme, en vrac, du réalisme, de la transformation, du détournement, de la fable – avec un expert espiègle du genre, Yue Zhang, qui, en une forme ronde, raconte à l’encre l’improbable conversation entre un cochon et des échasses blanches (oiseaux aquatiques) et la leçon de sagesse de singes accroupis devant une stèle. En vrac aussi, de la citation. Avec Jeff Dieschburg, lauréat du Prix d‘Encouragement, qui revisite Turandot et son intrigue raccord avec l’air féministe du temps – c’est que, oui, cet opéra de Puccini repose sur une «fable théâtrale» (écrite par Carlo Gozzi en 1762) où la belle princesse Turandot fait payer à ses prétendants le prix de leur désir par la décapitation. Jeff en propose une version glam’, quasi photographique, avec portraits laqués par une huile lumineuse et recours au circulaire tondo (clin d’oeil Renaissance), le tout en diptyque sur panneaux de bois.


C’est impeccable techniquement, et pas que. C’est aussi, sans doute, la virtuosité technique qui vaut à Zuza Jakubiak de remporter le Prix Spécial du Jury, mais pas que, la restitution dessinée millimétrée de la «Maison des palmiers» n’empêchant en rien le potentiel d’imaginaire. Il suffit que des petites flaques d’eau s’étiolent devant la porte entrebâillée de la serre pour que le temps, jusqu’alors dormant, prenne la fuite, et avec lui, une invisible présence (photo ci-dessus).


Même atmosphère avec les plis d’Anne-Sophie Loos, une mémoire de draps, un monde de tissus juste froissés par l’ombre et la lumière: une sensibilité vibratoire ou tout le pouvoir sensuel d’une huile absorbant l’intimité comme une éponge.


Avec Thomas Brenner, lauréat du Premier Prix, si la réalité prend corps, c’est pour mieux s’en échapper par l’artifice et l’illusion. Pour le coup, il s’agit de photographie. Et de mises en scène d’une inquiétante beauté. Avec des objets – des chaises rouges – installés comme des pendus en pleine forêt. Avec aussi des individus aussi anonymes qu’énigmatiques, tantôt de blanc vêtus, tantôt de noir, chorégraphiés tantôt entre les arbres, tantôt sur le site désaffecté d’un aérodrome. Métaphore d’une humanité qui n’en finit pas de se perdre, de se chercher aussi. Toujours dans le débat, jamais dans le regard.


Infos:

Centre culturel Paul Barblé, Strassen (50 rue des Romains): 11e Biennale d’art contemporain, jusqu’au 8 juin. Entrée libre, tous les jours de 14.00 à 20.00h. Visites guidées (en français) les 2 et 3 juin, à 14.00h et 16.00h, uniquement sur inscription: reservation@strassen.lu



Et puisqu’on en est à parler photographie, c’est le moment de saluer la sortie du livre (chez Kehrer Verlag) de Cristina Dias de Magalhães, Instincts. Same but different. Là, on est au cœur de la maison, au bord du regard d’une mère. Histoires familières, création singulière.


Avant de feuilleter l’opus (produit avec le soutien financier du ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg et de la Bourse CNA) – trace indélébile de l’expo du même nom, en 2021, au Centre d’art Nei Liicht à Dudelange –, juste une petite digression. Pour mettre en lumière l’engouement renouvelé pour l’art imprimé. La preuve avec Empreinte atelier de gravure invité à exposer à Prague, dans la prestigieuse galerie Hollar, jusqu’au 26 juin.

Empreinte est le seul atelier de graveurs collectif au Luxembourg. Et l’exposition MADE IN Luxembourg/ EMPREINTE représente cette collectivité, tout en portant l’accent sur les spécificités personnelles, les techniques (souvent bigrement complexes) et les sujets de prédilection (parfois inattendus) des 19 membres participants, excusez du peu (Patrik BitomskÝ, Marité Bordas, Marie-José Dublin-Neys, Mariette Flener, Danielle Grosbusch, Robert Hall, Chantal Hardy, Diane Jodes, Sylvie Karier, Serge Koch, Christiane Linden, Isabelle Lutz, Yvonne Rodesch, Franz Ruf, Yvonne Simon, Marie-Pierre Speltz, Pit Wagner, Anneke Walch, Désirée Wickler).


Hollar, c’est la galerie de l‘association des artistes graphiques tchèques et l’expo, à l’évidence servie par une scénographie originale, a le goût d’une conversation particulière.


A défaut d’aller à Prague, une pause-voyage immobile dans les 96 pages couleurs – portraits diptyques et dessins d’enfants mêlés – du livre de la sensible Cristina, une maman louve déguisée en oiseau vulnérable, qui réinvente le journal intime. Un projet qui a métamorphosé son corps et sa vie. De femme, de mère et d’artiste.


De ses filles, les jumelles Victoria & Helena, Cristina ne trahit que les dos, les profils et surtout les cheveux. Détachés, bouclés, symboliquement liés à la séduction et à la protection. Pas d’arrêts sur images sur des premières fois ou des gâteaux d’anniversaire par exemple (pour autant l’environnement familial reste perceptible, terreau/terrain capital de l’exploration), mais une façon de déchiffrer l’indicible, la joie, le partage, la tendresse, cela qui dit l’enfance et fait lien. Un déchiffrement émotionnel qui passe par le regard. Cristina n’impose pas, n’oriente rien, tout s’opère à travers le regard… de «ses petits». L’analogie avec l’animal est irrésistible.


Et c’est ainsi, au fil des pages, que défilent des face-à-face inédits, «à hauteur d’œil d’enfant», entre écureuils, lièvre, corbeau, héron ou guépard (en l’occurrence croisés au Muséum d’Histoire naturelle de Genève) et les petites filles, des conversations gestuelles secrètes, un mimétisme de situation et de comportement bouleversant ou cocasse. Et toujours l’animal saisi de front, et l’enfant à la dérobée. Des pages monochromes traversent ce curieux diorama où les corps, naturels et naturalisés, s’attirent, échangent. Où entrent aussi en jeu les dessins: des formes sans contrainte, des traits vifs, une comptine de couleurs, un corpus déposé là sans calcul, comme un écho à ce mystère qu’est l’enfance, son langage, son instant présent et son imagination.


Le plus subliminal, c’est de savoir, dans l’absolu, que «chaque photographie est un adieu»…




Hana Miletić est aussi photographe. Mais, sur le métier, elle imbrique l’ouvrage du tisserand. La bouture, qui s’est opérée en 2015, perfuse désormais sa pratique. Et le résultat est à découvrir au Mudam, dans le foyer (niveau -1), sous la forme d’un gigantesque volume en tissu, une immense structure souple au motif en damier gris et blanc, une architecture remarquable par sa présence sculpturale, un pavillon fluide et translucide, en tout cas, où l’incidence de la lumière crée une illusion de mouvement, un espace éphémère, voire nomade, pensé comme un refuge, un intime de légèreté en contrepoint à la monumentalité de marbre du musée de Pei – du reste, tout l’été durant, ce sera un lieu de rencontres et d’événements (programme baptisé «Summer Project»), dont un Café des Langues et l’accueil de Mamie et moi, une association luxembourgeoise réhabilitant le savoir-faire du tricot, avec le partage intergénérationnel qu’il induit.


Il y a donc du travail d’aiguilles dans l’air. En fait, comme le hasard fait bien les choses, c’est en s’initiant au tissage que Hana a donné du sens à sa photographie, déjà obsédée par le lien, par faire lien. C’est que, voilà, en amont, Hana n’en finit pas de repérer/collecter les traces des divers dégâts en espace public, genre vitres ou fenêtres endommagées, surtout, elle n’en finit pas de documenter photographiquement les scotchs, les rubans adhésifs utilisés pour réparer. Et c’est cette archive de réparation qui a donc trouvé écho dans le tissage, un artisanat, un art, collectif, méditatif, qui engage le corps, raccord avec la notion de soin à prendre ou à apporter, avec l’idée de «maintenir ensemble».


Concrètement, partant de son archive, Hana reproduit grandeur nature des morceaux de scotch, pour le coup tissés à la main. Qu’elle installe alors dans l’espace d’expo – deux œuvres du genre intègrent aujourd’hui la Collection Mudam, collection présentée pour célébrer le 15e anniversaire de l’ouverture du musée, selon un accrochage évolutif, revisité depuis 2021: ça vaut le détour, et découvrir le travail d’Hana, c’est l’idéale occasion d’aussi plonger dans les résonances et lignes directrices diverses des œuvres acquises depuis 25 ans (en passant, ne ratez pas non plus la magnifique rétrospective d’envergure consacrée à l’artiste britannique Lynette Yiadom-Boakye, 67 peintures figuratives couvrant vingt années de création: on en a plein les yeux…).

Toujours est-il que si Hana Miletić rejoint ainsi la collection, c’est parce qu’elle est lauréate du Prix Baloise Group 2021, et que le Mudam est devenu partenaire de ce prix créé en 1999, décerné chaque année à de jeunes artistes de la section «Statements» durant la foire de Bâle.


Et donc Hana tisse. Des bandes de fils horizontaux et verticaux. Et c’est là que le mystère s’épaissit. Dans le processus d’Hana, analogie il y a entre le langage binaire informatique 0-1 et le métier Jacquard, métier à tisser inventé en 1801, premier système mécanique programmable avec cartes perforées celles-ci guidant les crochets qui soulèvent les fils de chaînes et de ce fait souvent considéré comme l’ancêtre de l’ordinateur.


Et ce n'est pas tout. Dans ce pont bricolé entre art, savoir-faire artisanal et code numérique, une référence prévaut encore, à savoir: le carton. Pour Hana, parenté il y a entre le carton sur lequel est dessiné le motif que le licier va tisser et… la photo. Ce qui la conduit inévitablement au damier du Photoshop. Damier qui précisément habille le pavillon, le Precarious Pavilion (photo ci-dessus © Cillian O’Neill), sauf qu’au-delà du code couleur, au-delà même de la notion de motif, de reproduction figurative, il s’agit d’une succession de carrés tissés et non tissés, d’une alternance de fils liés et de fils plutôt rebelles. Pas de panique. Oubliez tout. Le Precarious Pavilion (accessible jusqu’au 18 septembre) vaut d’abord pour son extrême sensualité. Visuelle et tactile.


Oubliez tout? Mais ce serait quand même dommage de faire l’impasse sur ce qui est inscrit en creux et qui relève de la fabuleuse histoire du tissu. De la naissance et du devenir textile.


Infos: Mudam, Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, 3 Park Drai Eechelen, Luxembourg-Kircherg, www.mudam.com,

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