C’est un matin d’automne avec son air doucereux, pas (trop) pluvieux, et ses feuilles rousses qui chantent sous les pas. Un décor qu’invariablement, et depuis toujours, j’associe aux pages, à la peinture de l’écriture sur le papier.
On voit quelque chose dans l’enfance et cela devient essentiel pour vous, dit Paula Hawkins, auteure britannique promue star du roman noir après La fille du train (2015) et qui revient avec L’heure bleue, une passionnante plongée dans le monde l’art – cet art avec sa marge d’interprétation possible, où rien n‘est définitif, engendrant du coup de nombreuses controverses – et les mystères de l’amitié, celle-là qui peut transformer quelqu’un.
Et la fragilité humaine, c’est ce qui est au cœur de l’œuvre de Hang Kang, romancière sud-coréenne dont la prose poétique est aujourd’hui couronnée par le Nobel de littérature. Et à qui l’on doit déjà Impossibles adieux, une sorte de long songe d’hiver primé en 2023 par le Medicis étranger, un puissant réquisitoire contre l'oubli, un éloge de l’imaginaire, surtout… un hymne à l’amitié – avec Inseon qui, soignée à l’hôpital, fait appel à son amie, la narratrice Gyeongha, pour sauver de la faim et de la soif un perroquet avant qu’il soit trop tard.
A qui l’on doit aussi La végétarienne (Prix international Booker en 2016), l’histoire d’une femme influencée par des rêves qu’elle ne comprend pas, et qui refuse la viande, évoluant vers une existence végétative comme si elle devenait un arbre (dixit Le Soir, 11/10/2024). Une plongée vers la mort ? En tout cas, autant de cruauté que d’humanité; en tout cas, une tentative de définir les limites de la liberté individuelle soumise aux pressions extérieures.
Et de ces pressions (la compétition, la performance, le consumérisme etc) qui nous plombent, il en est question dans l’oeuvre de l’artiste allemande Cosima von Bonin qui y répond/résiste non par une torture auto-infligée mais par une stratégie de détournement d’un joyeux bestiaire, les Looney Tunes: c’est formellement spectaculaire, apparemment ludique, une posture pour mieux critiquer en profondeur, et d’une réelle charge émotionnelle, ça s’intitule Songs for Gay Dogs et ça se passe au Mudam.
Stratégie ai-je dit. Et appropriation, et accumulation. La preuve (visuel ci-dessus) avec Daffy, le canard dégingandé aux plumes noires et tempérament explosif, pierre angulaire de l'écurie des personnages animés de Warner Bros, qui fait résistance, teste différentes postures afin de s’extraire du phylactère de velours noir qui le contraint. Derrière, une bétonnière, tricotée en fils métalliques – mais elle existe aussi habillée d’un crochet de ton orange – où, à la manière d’une centrifugeuse ou d’une cage à hamster, s’entassent broyés, lessivés, épuisés, des dizaines de peluches roses, autant de cochonnets, ou Porky Pig’s (visuel ci-dessus: Photo Mareike Tocha ©Mudam Luxembourg).
Des peluches, sacrifiées, crucifiées, de tout acabit et format, trouvées ou fabriquées, cousues main – dont célèbres motifs de Disney, mêlés à d’autres anonymes piochés dans des émissions télé, des films d’animation, autant de symboles du loser, du mauvais perdant, du faux innocent, en tout cas, contrairement au titre, point de chien ! – mais aussi des objets du quotidien ou non, à l’exemple des gros requins anthropomorphiques rescapés d’un manège forain, en l’occurrence customisés, travestis en une communauté musicienne, au-dessus desquels, suspendue, fume une géante boîte de nourriture pour animaux, donc, peluches et objets traversent ainsi le fil narratif de l’univers décalé, sinon impertinent, de Cosima (née en 1962), caractéristique de la scène de Cologne des années 1980-90.
En tout cas, Cosima perfuse ses installations textiles, sculpturales, parfois monumentales, de tensions – entre le dur et le mou, le drôle et le sombre – et de paradoxes, entre la société du spectacle et le désenchantement, deux axes inspirés de deux figures, à savoir: Martin Kippenberger (ses provocations, son ironie) et Mike Kelley (son esthétique du foutoir).
En résumé, l’inoffensif Bambi trahit au mieux la violence du milieu de l’art, les fusées colorées comme des bonbons, jouets taillés comme des armes, ciblent notre société basée sur la manipulation, l’emprise psychologique, l’absurdité des rapports de pouvoir. En fait, tous les «personnages», dynamiques ou oisifs, qui habitent les galeries du musée comme des rayons d’un supermarché, sont de séduisants lanceurs d’alerte quant aux rituels régissant nos interactions, notre vie quotidienne névrosée par le divertissement et le consumérisme.
Corpus d’œuvres et de scènes produites au cours des dix dernières années de pratique de l’artiste (qui a participé à la 59e Biennale de Venise en 2022), l’expo comprend aussi une installation spécialement conçue pour l’occasion, à voir dans le Grand hall: il s’agit de tables surdimensionnées, censées modifier notre perception de l’architecture de I.M.Pei, sur lesquelles, par malice, ou subversion, Daffy et compères donnent d’emblée le ton, celui d’un jeu… qui fait grincer les dents.
Ah oui, dans Songs for Gay Dogs, il y a «songs». Histoire d’insister sur la méditative atmosphère sonore ambiante, composée par Moritz von Oswald (notez d’ailleurs le concert Silencio le 8/12, 15.00h).
Au Mudam - Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, Luxembourg-Kirchberg, jusqu’au 2 mars 2025 (avec programme-cadre).
Détail qui est loin d’en être un: actuellement, sur deux étages, avec Cosima von Bonin et les 50 artistes de cette autre expo phénomène qu’est Radical Software, présentant 100 oeuvres de celles qui, de 1960 à 1991 (année de la mise en service du World Wide Web ou WWW), furent parmi les premières à utiliser l’ordinateur comme outil de création, remarquez que le Mudam met essentiellement en lumière… des femmes. Infos: mudam.com
Retour au matin d’automne, à l’arbre de Hang Kang, et… raccord avec les Conversations silencieuses de Tine Krumhorn, plasticienne (née en Lorraine) adepte du carton, et de Pitt Brandenburger, sculpteur (luxembourgeois), démiurge polisseur d’essences de bois, tous deux associés/accordés par le silence et la contemplation à la Millegalerie, petit lieu aussi sympa que lumineux, d’où entendre roucouler l’eau du moulin qui a donné son nom et sa fonction au site, à Beckerich.
Tine Krumhorn s’est installée au cœur du Mullerthal, terroir inspirant de son cheminement artistique, de sa recherche d’une réalité nouvelle, celle de la rencontre de la nature et de l’intime.
Une réalité nouvelle à l’allure de mirage, fruit des noces du vu et du ressenti, de l’image et du geste, de l’arbre (en l’occurrence) et de l’esprit qui le dépasse.
En fait, ce mirage, trouble de la perception, s’accomplit non par la peinture ni le dessin, mais par une alliance magique, celle de la photographie et de son transfert sur du carton, cette matière ocre, proche de l’écorce, que l’artiste froisse comme une peau, et c’est au travers de ses rides, des rainures ainsi formées en accordéon, principe quasi cinétique, qu’advient un paysage, au demeurant aussi brouillé que s’il était capté derrière des rideaux, sinon sous une pluie battante (visuel ci-dessus).
Au final, le tableau, le bas-relief comme Tine le nomme, est habité par une présence, un souvenir d’épis et d’arbres – solitaires, noirs et nus ou en précoce floraison –, une réminiscence champêtre, un imaginaire vagabond, buissonnier, aussi muet que mélancolique.
Et de l’arbre au bois, voici Pitt Brandenburger, avec son art de la métamorphose, sa façon de parler à l’oreille du chêne, noyer ou frêne, pour faire naître une famille de bustes, tous pétris par une mythologie liée à un au-delà, au pouvoir d’accéder à l’immortalité. En 24 élégantes sentinelles et gardiennes de petit format, coiffées de bronze, démonstration est ainsi renouvelée de la méticulosité du sculpteur, de sa sensibilité à la symbolique des essences, au langage de la pierre tourmaline, à sa positive vertu sur le bien-être émotionnel, pierre insérée dans de minuscules tiroirs comme un secret, comme une amulette… histoire de tenir le mauvais esprit à distance, il suffit d’y croire…
Voyage en monde parallèle garanti… jusqu’au 27 octobre (du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h) – www.kulturmillen.lu
Détour nature encore, avec la proposition Sols sous-sols du DKollektiv à Dudelange. Je m’y attarde d’autant que ce travail expire aujourd’hui, ce 18/10 – finissage programmé de 17.00 à 22.00h, et vous auriez tort d’avoir autre chose à faire.
Toutefois, deux brefs rappels préalables, qui tombent aussi ce 18 octobre. A savoir: le 65e anniversaire de l'ARC – avec l’expo Am Flow qui réunit 53 artistes membres au H2O à Oberkorn (Differdange) jusqu’au 10 novembre – et FUELBOX IX, qui se trame dans l’ancien Etoile Garage Citroën à la Cloche d'Or (au 5, rue Robert Stumper, Gasperich) où, jusqu’au 3 novembre – mais vernissage ce 18/10 à 17.00h – se bousculent plus de 80 artistes (dont Florence Hoffmann, Théid Johanns, Pina Delvaux, Rafael Springer, Thierry Lutz, Fernand Bertemes, Jean-Claude Salvi, Lascar, Stick), accès libre les jeudis de 12.00 à 19.00h et les ve-sa-di de 14.00 à 19.00h.
Et parce qu’un bonheur n’arrive jamais seul, le théâtre se coupe en 4. Avec Art de Yasmina Reza au Centaure (am Dierfgen), La ville ouverte de Samuel Gallet au TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg) – première ce soir ! –, Les glaces dans une mise en scène de Sophie Langevin à l’Escher Theater – première aussi ce soir ! – et Le Complexe de l’Autruche, spectacle circassien, aux Rotondes: Sous nos yeux, un vrai troupeau d’autruches prend vie, enfouissant sa tête pour fuir les absurdités bureaucratiques de notre monde, ou réclamant simplement la becquée. A se tordre de rire… ce 18 octobre (eh oui !!) ainsi que le 19/10, à 19.00h (tout public, à partir de 7 ans).
Ouf, halte à Dudelange, dans l’espace de création VEWA, né de l’abyssal travail de transmutation et recyclage du bâtiment vestiaire-wagonnage de l’ancienne usine, réalisé par l’association DKollektiv, cet infatigable, prolifique et inventif collectif d’artistes qui n’en finit pas (et c’est tant mieux) d’observer/questionner la vie antérieure et renouvelée du site post-industriel de Dudelange, réserve naturelle de la «Haard» incluse: En donnant une visibilité aux vestiges industriels et en entrant en contact avec la terre, il devient possible d’observer les traces d’un passé souvent lointain, de vivre la transformation qui y a eu lieu et qui continue à remuer le site.
La preuve aujourd’hui avec Sols et sous-sols (visuel ci-dessus), une expo incluant des installations, des sculptures et des performances, toutes résultant d’une recherche participative (16 artistes s’y collent). Concrètement, ça donne quoi?
Des photos, en noir et blanc de divers formats, mises en scène dans du vieux mobilier de récup’, une scénographie densifiant les clés de lecture, entre l’utilité produite et le silence du paysage, entre le geste humain et le mouvement du vivant environnemental, entre le stable et l’impermanence, entre les 2 et 3 dimensions, entre le fabriqué et l’inné naturel, entre les différents états de matières, entre le visible et l’invisible …
Du sculptural. Avec des langues de terre suspendues comme des peaux à des portants d’acier. Avec aussi une pyramide de terre crue, point de départ (selon l’architecte Eric Marx) d’une fable sur la biodiversité, où il est question du solitaire, nocturne, hibernant hérisson, de son habitat, des limaces de son repas, de la salade ingurgitée par les limaces et de l’extinction du tout dès lors que la fameuse salade vient (viendrait) à disparaître à la tête de la pyramide.
Et de la vidéo. En plongée. A ras de rivière coulant sous le site, théâtre de phénomènes lumineux et sonores, un monde souterrain sondé/révélé par Serge Ecker, présenté pour la cause au sous-sol du VeWa, sa cave creusée et sa pénombre.
Et puis (entre autres), il y a les morceaux de terre prélevés par Misch Feinen, des petits morceaux taillés en triangle comme des portions de tarte grâce à une mini truelle à l’allure de… pelle à tarte. On suit en surface et en profondeur le devenir, hypothétique ou potentiel, de cette argile miniature, ce mille-feuille ferrugineux prodigue en patates et en vignes possiblement – ce que suggère le tire-bouchon de pierre final –, cette terre à la fois laborieuse – recélant de quoi bâtir – et nourricière, pour le mouton (notamment), métaphoriquement représenté dans l’installation par un micro tas triangulaire… de laine de fer.
Si vous ratez l’expo Sols et sous-sols, restez curieux de ce qui se passe au VeWa, de l’ordre de l’aventure humaine et de l’utopie douce – www.vewa.lu
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