Intitulée Stronger than memory and weaker than dewdrops, ou Plus forte que la mémoire et plus faible que les gouttes de rosée, l’actuelle constellation multimédia de Karolina Markiewicz et Pascal Piron – déployée au premier étage du Casino Luxembourg – «s'inspire et se confond avec la poésie contemporaine», en l’occurrence de Mahmoud Darwish – c’est précisément à un vers de son poème If I were another que «l’expo» emprunte son titre –, «pour exprimer l'actualité du monde».
En fait, c’est tout autre chose qu’une expo. C’est une descente incarnée dans l’humanité comme elle va mal – et surtout comme elle tente de se réparer –, vue à travers les déplacements d’hommes/femmes par-delà la Méditerranée, entassés/broyés dans l’anonymat et l’instrumentalisation de deux mots, réfugiés et migrants, «auxquels on finit par s’habituer» jusqu’à l’indifférence. Et c’est d’une totale urgence. Ça dessille autant que ça bouleverse, parce que c’est beau, fort et sincère.
Voici un plaidoyer limpide de l’altérité (thématique récurrente du duo), voici ce qui, profondément, engage inlassablement les deux artistes depuis 2013, à savoir: leur responsabilité (de citoyens et d’artistes) et leur conviction (à transmettre, à partager). Et pour le coup, la lumière est l’agent catalyseur.
Au Casino Luxembourg, le parcours, immersif et à dimension humaine, est habité par des peintures – d’une efficacité redoutable s’agissant de démasquer l’image manipulée –, des vidéos (glitchs et portraits), un film en réalité virtuelle, des néons – ceux-là, jaunes, qui sont la marque de fabrique de Karolina & Pascal depuis leurs débuts, et qui, chacun illuminant un mot du vers de Darwish, sont semés/ accrochés/suspendus au travers du tout –, et des miroirs, et des drapeaux – autre manipulation pour qui marche derrière, autre reflet de notre comportement collectif et «de notre oubli à pleurer»: c’est du reste leur alignement qui ouvre le parcours, les étendards des 27 pays de l’UE et ceux des anciennes colonies européennes hissés face-à-face (photo ci-dessus © Lynn Theisen).
Pas de distanciation abstraite – les artistes, aussi profs, travaillant avec certains des protagonistes qu’ils montrent et font se raconter. Pas d’abstraction – mais une constellation visuelle, sonore et textuelle pétrie par les couleurs, en décalage à la mornitude des discours officiels, aux effets de manche fallacieux parlant d’exil. Pas d’édulcoration pour autant, pas non plus de dénonciation gesticulante, mais une démarche artiviste, qui signifie «l’action par l’art», soit: être au plus près de l’histoire vue, racontée et éprouvée par les individus et réécrire/assembler leurs histoires «sans prétexte ni excuse(s)» par une esthétique, par le son, la fresque et autres techniques afin de les faire intimement éprouver. Par tous.
En tout, un regard humaniste rare, qui plus est infusé par cela donc qui sublime la violence que nous perpétuons collectivement, en permanence, et qui est la poésie. De Darwish, figure de proue de la poésie palestinienne (1941- 2008) et de Meena Keshwar Kamal, poétesse et féministe afghane, née en 1956 à Kaboul, assassinée en 1987.
Ces voix sont portées par d’autres. Comme Elisabet Johannesdottir, qui, interprétant Meena Keshwar Kamal, résonne «en un nouveau requiem», ce, à la faveur lors d’un montage vidéo, ou deepfake, technique de synthèse rompue à l’infox, sur fond de «première manifestation kaboulienne, à l’arrivée des talibans». Comme aussi l’acteur somali-syrien Khalid Abubakar, qui, incarnant Darwish, va régulièrement «errer dans les espaces en récitant des poèmes, cherchant le regard du visiteur pour entamer une discussion ou ouvrir vers le partage et de nouvelles perspectives».
Le partage, c’est bien tout l’enjeu. C’est pourquoi Karolina &Pascal invitent les points de vue d’autres artistes, exposés au rez-de-chaussée du «Casino». Pour l’heure, il y a la projection en continu de The Fantastic de la Finlandaise Maija Blafield (qui traite du visionnage sous le manteau de films américains en Corée du Nord) et les photos (de silencieux visages masqués de demandeurs de protection nationale) de Marc Raybaut, aussi éducateur. A partir du 10 novembre, il sera question de la mémoire coloniale luxembourgeoise, et dès le 5 janvier, d’une autre projection en continu de Ghanéen Nii Kwate Owoo.
Et ce n’est pas tout. Pour compléter les sujets abordés, un plantureux programme cadre est mis en œuvre, avec des ateliers pour jeunes et adultes, des lectures, conversations et discussions – notez celle de l’écrivaine Sofia Aouine, Rhapsodie des oubliés, le jeudi 18/11, à 19.00h –, du théâtre – avec A vau l’eau de Wejdan Nassif par le Cie Pardès Rimonim le 14/10, à 19.00h -– des performances et des visites guidées (dont lors de la Nuit des Musées ce 9 octobre), hormis le concert de finissage le 30 janvier, à 18.00h, par l’Orchestre de chambre de Shafi Badreddi. Avec inscription obligatoire: visites@casino-luxembourg.lu
Alors, je vous guide dans le labyrinthe poético-coloré, sans faux-fuyants, des éveilleurs-empêcheurs de penser en rond et bâtisseurs résilients que sont Karolina Markiewicz & Pascal Piron.
D’abord, il y a les fresques, magistrales peintures murales, où, sur une mer en flammes, des bateaux coulent. Images graves. Abominablement familières. Dont on détourne le regard. Une méprisable habitude de soustraction de l’insoutenable, qui se traduit ici par un dépôt au sol de fragments de murs, ceux-là qui précisément correspondent au contour d’un bateau naufragé, dont l’image désormais manque au tableau: c’est la Missing image, une zone blanche, un effacement… qui peine à masquer une amnésie (politique) délibérée, sinon «un mécanisme de défense».
Et puis, agencés en une véritable palissade, comparable «aux frontières géopolitiques actuelles de l’UE», il y a les miroirs (photo juste ci-dessus © LynnTheisen), dont le propre est de démultiplier l’espace, l’architecture environnante mais aussi notre monde… dont l’actualité se donne à voir, fragmentée, «glitchée», via des petites vidéos insérées dans les parois miroitantes. Où, mirage du data motion, stratégie de pixellisation, les images «de confrontation récentes, de femmes à Kaboul», toutes puisées sur Internet, sont brouillées, altérées, composant un flux illisible, projection (sciemment) déformée/déformante de la question des flux migratoires.
Au centre, sur la table où jadis se tenaient des réunions de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), reposent des casques VR. Diffusion de My identity is this expanse!: ce film en réalité virtuelle produit par a_Bahn et crée en collaboration avec Tamiko Thiel, relate le voyage réel de Yunus Yusuf, jeune Afghan de 13 ans, «arrivé seul au Luxembourg au bout d’un périple d’une extrême violence, enfermé dans des boîtes de transport, coincées sur des camions». Et qui survit «parce qu’il convoque son imagination, ses souvenirs». «Il est le symbole de tous ces jeunes qui arrivent comme ça. Comme Mahmoud Darwish a été le symbole de la poésie de l’exil». Et le visiteur-écouteur, par le virtuel, de confronter son déni à une réalité physique.
Et enfin, «baignés dans une artificielle», des portraits vidéo, en français, «la langue d’intégration». Autant de gros plans de jeunes Angolais, Syrien, Kurde, Afghan… (entre 18 et 24 ans), tous élèves de Karolina qui enseigne au Lycée Technique du Centre. «Faut prendre le temps d’écouter ces paroles, ces mots de marche, de nostalgie», dit-elle, «qui font écho à leur enfance, à la lune qui est différente, à l’électricité qui faisait défaut», mais qui ouvrent «à une vie qui continue de se construire. Ils sont forts, au point de casser les barrières…».
Karolina & Pascal retapent sur le clou du putain de facteur humain, selon la formule d’Hubert Reeves, déclinée dans l’expo éponyme au Pomphouse à Dudelange en 2020. Ils revisitent ainsi d’autres de leurs travaux mais dans une nouvelle configuration… éminemment sublimatrice. «Une rêverie plus forte que la mémoire…»
Infos:
Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, Luxembourg: Stronger than memory and weaker than dewdrops, expo multimédia de Karolina Markiewicz & Pascal Piron, jusqu’au 30 janvier. Infos (programme cadre inclus): www.casino-luxembourg.lu, tél.: 22.50.45.
Notez aussi dans la vitrine (rue Large) du Casino Display (1 rue de la Loge), l’installation vidéo Mannequin, de Jonathan Maus, né en 1993, artiste non-binaire basé à Sarrebruck. L’installation vidéo, visible de jour comme de nuit, jusqu’au 31 octobre, «montre deux hommes en train de se raser les poils du corps en imitant la forme de vêtements féminins»…
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