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Récits cachés

  • Marie-Anne Lorgé
  • 22 mai
  • 9 min de lecture

Elle fut artistiquement torride, la semaine écoulée, qui a bousculé notre regard – et c’est toujours le cas – en essaimant de la photo un peu partout. Eh oui, au cas où vous auriez séjourné sur une autre planète, je vous rappelle que Luxembourg vit à l’heure de l’EMOP (Mois européen de la photographie). Je vous guide en quelques lieux. Dont la Konschthal Esch, avec une édifiante expo intitulée Reality Check, non pas documentaire mais questionnant les traces, les histoires vécues des hommes liées notamment au séisme de Haïti en 2010 (images reproduites sur stèles en béton traitées au sel), à la déportation de Transylvanie ordonnée par Staline en 1944 et… au pistage du loup. Dont aussi Facets of Humanity, une troublante sélection d’œuvres de la collection Teutloff au CNA (Centre national de l’audiovisuel, espace Display) à Dudelange.


En ajoutant la façon de parler de la disparition et de la mémoire selon Lisa Kohl (galerie Reuter Bausch) et Duarte Perry (Centre culturel portugais). Je vais d’ailleurs commencer par là, pour le trop-plein émotionnel.



Qu’est ce qui lie les vivants aux morts, qu’est-ce que les morts nous poussent à faire quand ils s’en vont?

A ce questionnement de la philosophe Vinciane Despret, fait écho la série photographique Emotional Extractions du jeune portugais Duarte Perry, une série à l’allure d’installation, comme une chronique de ce qui afflige l’artiste, le décès de son père suite à une maladie dégénérative. C’est poignant et pour autant, sobre, pur, aérien.


De la sensibilité, point de sentimentalisme ni de sensiblerie, et une pudeur qui suinte de la mise à nu de Duarte dans ces 8 très grands formats, tous réalisés dans un cadre studio contrôlé où l’artiste se met en scène au milieu d’ombres et de formes en tissu blanc, celles-là qui incarnent l’absence, le corps abstrait du défunt, un réceptacle de mémoire… à retenir ou pas.


Chaque format est un tableau d’instants suspendus, les ombres flottent autour de Duarte, parfois s’estompent, fugaces, c’est le propre à la fois du fantôme et du lâcher-prise, et Duarte étreint la forme textile, graduellement, progressivement, selon le flux des souvenirs, le poids de la nostalgie, l’inéluctabilité de la perte (visuel ci-dessus). Et le corps de Duarte regarde, ressent, ploie, puis s’effondre… apaisé?

En partageant son vécu de la disparition, de l’abîme mental et physique de la déliquescence et du deuil, Duarte met en même temps en lumière l’importance des rituels de guérison. Le processus de l’oubli aussi.


Une expérience bouleversante et tellement lumineuse à vivre immanquablement au Centre culturel portugais Camões, 4 Place Joseph Thorn à Luxembourg, jusqu’au 5 septembre.  



A la galerie Reuter Bausch (14 rue Notre-Dame, Luxembourg), Lisa Kohl et Baptiste Rabichon cohabitent dans Endroits/Ailleurs.  


Des chaises de plastique empilées contre une clôture (Elsewhere), un escalier inachevé d’immeuble en béton en chantier (Unbuilt Heaven), deux clés de lecture de la vulnérabilité humaine selon Lisa Kohl, dont la poétique marque de fabrique est de prendre appui sur la mise en scène d’éléments matériels réels pour nourrir un imaginaire, un champ du possible … raccord avec l’exil, physique ou mental, à l’exemple de Silent Passage (2025), avec ses marches de pierre escaladant un mur décati, dressé comme une promesse (visuel ci-dessus), et raccord avec l’absence ou la disparition, comme dans Corps célestes et Hidden Departure, deux objets recouverts d’une housse fluide, deux formes indentifiables, deux voitures, mais voilées, invisibilisées, comme pour une échappée avortée ou une fuite illusoire.   


Dans Les Silences du Palais, un décor de théâtre, deux pilastres grecs drapés à l’antique comme une Pietà prêts à être engloutis, occultés par deux tôles, des éléments de construction contemporaine: une métaphore de l’oubli, de l’oeuvre de sape du temps.


Avec Baptiste Barbichon, c’est la mémoire qui est à l’œuvre dans Mother’s Room, une série photographique qui réactive un souvenir d’enfant, celui, à l’heure d’aller dormir, de regarder le plafond. Du coup, tout est sens dessus dessous, le lampadaire à ras de plancher, une ampoule qui flotte, un miroir qui transforme un abat-jour en couronne, toute une vision inversée d’un lieu familier qui dit celle du monde ou, déjà, une étrangeté, une illusion visuelle proche du rêve.

Jusqu’au 7 juin, infos: www.reuterbausch.lu 



Aux antipodes, impossible aussi de faire l’impasse sur Hybrid Futures, ces expérimentations technologiques abyssales, accoucheuses de visions du monde d’après son extinction, c’est à la fois dystopique, transhumaniste, fantasquement prophétique (à moins que !), et c’est une fabuleuse proposition d’Elektron, accessible à Esch-sur-Alzette, au Centre Mercure – cet univers exigeant, foisonnant, je vous le réserve pour un post prochain.  


Sinon, parenthèse sur une lauréate, en l’occurrence Marta Djourina, distinguée par le prix EMOP Arendt Award, prix créé en 2013, parrainé par le cabinet d’avocats luxembourgeois Arendt & Medernach, où, dans leurs locaux du Kirchberg, se tient une expo réunissant 5 finalistes (Raisan Hameed, Simon Lehner, Paulo Simao, Sylvie Bonnot), dont les œuvres sont par ailleurs à revoir au Cercle Cité et au MNAHA, comme c’est le cas pour Marta Djourina, avec une photo de monumental format qui joue avec différents cycles de filtres et de lumière, se développe à travers une gestuelle très picturale, pour au final, devenir une sculpture.


Dans tout ce qu’il me tient à cœur de vous dire, il me faut tricoter un lien avec le livre, celui d’une photographe luxembourgeoise, Cristina Dias de Magalhães, une hypersensible dévorée par une nécessité, parler de l’absence. Une nécessité et une résilience. Intitulé Equivalents. States of Existence, publié par Kehrer Verlag, voilà un magnifique ouvrage de subtiles correspondances entre photographies et dessins d’enfants (ses trois filles), entre le monde intérieur de l’artiste et la nature, une sorte de journal intime vibratoire, un voyage aussi existentiel qu’esthétique qui embarque des ciels, des lieux, des animaux comme autant de métaphores, un processus émotionnel du début à la fin, une tentative de retenir la mémoire, en tout cas de traduire des souvenirs liés à deux défis personnels, une maladie (risque de cécité) et la disparition du père.


Un objet unique à bien des égards, déjà parce qu’il est accessible aux personnes malvoyantes, grâce notamment à un QR code qui renvoie à des podcasts, une transcription audio du livre, de ses trois chapitres, chacun correspondant à une étape du cheminement de l’artiste –  avec Essence of life, Equivalents (ou l’exploration métaphysique des nuages inspirée d’Alfred Stieglitz) et Décollage –  permettant ainsi à chacun de vivre la photographie à travers des images intérieures et l'imagination. L’ouvrage vient d’être remarqué au Photo London (du 14 au 18 mai), où Cristina était invitée à une séance de signature. Ouvrage désormais en vente au Casino Luxembourg.


Et justement, au Casino Luxembourg, ce qui se donne à voir, c’est une parfaite démonstration du livre comme privilégié outil de production et de diffusion de la photographie, ce, de long en large de l’expo tube.photo.dash, qui intègre judicieusement le marathon EMOP Luxembourg, conçue par Théophile Calot, directeur de delpire  co, à la fois maison d’édition et librairie dédiée à la photographie.


Interrogeant les liens entre espace du livre et espace d’exposition, Calot décline toutes les possibilités de lecture de l’image, soit verticale –  ce qui explique le mot «tube» du titre – , soit horizontale (le «dash» du titre). Et selon, il multiplie les dispositifs. En clair, et en vrac, on passe du format panoramique (en  l’occurrence de Christian Aschman) scotché aux vitres de l’Aquarium du «Casino» à une sculpturale impression photographique sur tissu suspendue dans le hall, des tabourets de bois où, individuellement, en un rituel intime, feuilleter un ouvrage à un essaim de petites photos – parfois de la taille d’un smartphone –  alignées à hauteur de pieds, d’une chaise transformée en lit permettant de suivre une projection au plafond à une gamme étonnante de mises en page et en espace possibles de polaroïds, de leporellos ou de carrousels, de photos trouvées, découpées, collées, d’archives ou insérées dans une composition picturale (vue d’une salle, visuel ci-dessus, photo ©Aurélien Mole). L’œil y perd son latin et le corps est mis en jeu.  


Exploration inédite, étonnante et bigrement intéressante d’une photographe désacralisée en même temps que sublimée ou mise en abîme. Jusqu’au 14 septembre.



Au Casino Luxembourg, ne ratez pas non plus The Hidden Library, une discrète mais sublime proposition de Marco Godinho d’habiter la bibliothèque autrement. Concrètement, Marco installe des livres recouverts de papier blanc récupérés auprès d’une imprimerie locale, autant de  corps en attente, de présences discrètes à activer, qui, avec le temps –  jusqu’à la Nuit des Musées au Luxembourg en octobre – garderont les traces de ceux qui les auront touchées. Dans ces livres, Marco a glissé des photographies personnelles, comme des marque-pages poétiques, des images prises dans des moments suspendus, entre présence et effacement. Elles tracent une cartographie intime, mise en relation avec les textes qui inspirent l’artiste. A travers ce geste, l’expérience est celle d’un partage silencieux (…), d’un temps pour soi …

 

Parallèlement, pour rappel, Marco Godinho expose au Ratskeller (Cercle Cité) dans Presence-Absence, Visible-Invisible (renvoi à mon précédent post), ainsi qu’au Lëtzebuerg City Museum: là, dans City Visions, à travers un balayage de la collection du XVIe siècle à nos jours, il est question d’aménagement urbain, de l’évolution de la Ville de Luxembourg, surtout de la vision, représentation ou interprétation de la ville par les artistes d’hier et d’aujourd’hui, et dans cet accrochage dynamique (à découvrir jusqu’au 17 janvier 2027), dialogue il y a entre un Jean-Baptiste Fresez (1800-1867) par exemple et, entre autres contemporains, Franck Miltgen, Catherine Lorent et, donc, Marco Godinho avec Itinéraires, une oeuvre de 2008, une carte où, au feutre rouge, se répand un maillage de voies possibles, une énième cartographie, entre réalité et subjectivité.

 

Et Marco encore et enfin, on le retrouve hors-les-murs, dans le parc Odendahl, à la faveur d’une installation labellisée LUGA (Luxembourg Urban Garden, autre barnum du moment), à savoir: A Head Like a Garden / La tête comme un jardin. De quoi s’agit-il? De phrases poétiques, coulées dans des plaques de métal (visuel ci-dessus, photo ©Mike Zenari), disséminées dans tout le Pfaffenthal, interagissant avec des jardins façonnés par les saisons et invitant à une rencontre animiste avec le paysage et l’histoire locale. Elles sensibilisent à l’environnement, à la marche comme processus créatif, ainsi qu’aux énergies invisibles qui nous entourent - vernissage ce jeudi 22 mai, à 17.00h, visite guidée par l’artiste à 18.30h (participation libre et sans inscription).



Sinon, rebond sur les villes… qui restent une source d’inspiration majeure. La preuve avec Arlon et à Arlon, dans l’Espace Beau Site, où 9 photographes, susceptibles de décrocher des étoiles portant le nom du doux souvenir qui les a allumées, déambulent dans la ville la nuit. Et c’est beau une ville la nuit, parfois étrange aussi, sinon angoissant, une atmosphère au-delà du décor, à la croisée cinématographique d’un David  Lynch ou picturale d’un Edward Hopper.


En fait, chacun déambule en solitaire, chacun selon un point de vue spécifique. Ainsi, s’inspirant de la théorie de la dérive de Guy Debord, où la «dérive» s’entend comme technique du passage hâtif à travers des ambiances variées, Eric Flohimont déroule son itinéraire nocturne du point le plus haut de la ville vers le point le plus bas, nappant dans le mystère des quartiers que l’on croit connaître mais peine désormais à situer. Perte de repères également avec Pascal Pierret qui traque les halos de lumière diffusés par la lune ou les réverbères. Pierre Jacques saisit, lui, le mouvement furtif d’une silhouette.


Sinon, plans sur des lieux  singuliers, comme les serres délabrées du palais provincial, un espace d’abandon et de silence que Mireille Neuberg raconte poétiquement, ou sur la rue de la gourmandise que Béatrice Faut crée en accolant en couleur des vitrines de bistros, restos et autres pizzerias. Par contre, recoins inédits à la faveur d’un clair-obscur, celui, grand format, de Sophie Claisse, adepte d’un jeu de contrastes de valeurs de noir et de lumière.


Grand format également avec Marie-Claire Crochet qui, depuis la fenêtre de sa chambre, observe inlassablement un même carrefour et ses feux de signalisation, qui ont un talent mystificateur, faire naître des perspectives inattendues selon qu’ils passent au vert ou au rouge. Il arrive que la neige tombe sur le nuit urbaine de Marie-Claire Crochet (visuel ci-dessus), alors qu’avec Mariette Defays, la pluie ruisselante polit les pavés… quand elle ne dissout pas les formes et les couleurs – séduction instantanée !

De son côté, en construisant une tour d’habitation, Philippe Malaise invente des vies derrière les vitres éclairées… ou restées aveugles.


Une ville la nuit, la belle idée de l’Espace Beau Site (321 Avenue de Longwy à Arlon) proposée jusqu’au15 juin, en clôture de saison. Accessible du mardi au vendredi: 10.00-12.00h/ 13.30-18.00h, le samedi: 10.00-12.00h / 13.30-17.00h, ainsi que les dimanches 1er et 15 juin de 15.00 à 18.00h. Infos: www.espacebeausite.be



Dans mon prochain post, du pain sur la planche, on s’accroche. Il sera question, à Esch-sur-Alzette, d’un zoom puissance 4. Sur la technologie anticipative d’Elektron. Sur les rapports à la réalité façonnés par le vécu des hommes au travers des six projets photographiques de Reality Check à la Konschthal Esch (dont le pistage du loup par Guillaume Greff dans Les sentes, visuel ci-dessus). Sur les Silicon Islands de Daphné LeSergent, qui place le silicium, principal composant des puces électroniques, dans un contexte géopolitique explosif, entre Japon, Corée du Sud et Taïwan, un travail enquêteur à suivre à l’Uni Belval (Maison du Savoir). Et puis, rien à voir avec EMOP, zoom sur l’expo Moritz Ney accueillie à la galerie Go Art.


Enfin, détour promis à Luxembourg, à la galerie Nosbaum Reding, par les rats géants de l’Atelier Van Lieshout et par  les sculpturaux reliefs minimalistes en résine d’Eric Schumacher, baptisés Diamonds Are Forever, histoire de visualiser la tension entre l’éphémère et la permanence.


Et tout ça, avant de Perdre le Nord en compagnie de Carine Krecké, stupéfiant projet sélectionné par Lët’z Arles, présenté cet été aux Rencontres photographiques d’Arles et qui réactive le conflit syrien à partir de l’imagerie satellite (je l’ai évoqué dans mon précédent post).


Ah oui, pendant ce temps, la 19e Biennale internationale d’architecture bat son plein à Venise, où le Pavillon du Luxembourg –  à l’Arsenale (Sale d’Armi, 1er étage) – nous invite à fermer les yeux et à écouter activement, et pour cause, le projet Sonic Investigations curaté par Valentin Bansac, Mike Fritsch et Alice Loumeau avec Ludwig Berger et Peter Szendy est une proposition immersive et radicale, qui étudie le rôle du son dans notre perception des espaces physiques. Une approche sensorielle susceptible d’ouvrir de nouvelles perspectives aux pratiques architecturales et spatiales. On tend l’oreille jusqu’au 23 novembre.

 
 
 

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