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Marie-Anne Lorgé

Prendre soin de la beauté

Dernière mise à jour : 24 mars 2023

«Une nouvelle saison s'annonce/ Dans les arbres la sève descend/ dans tout ce qui vit/ et respire/ le battement de mon coeur rebelle//Où est le sens dissimulé/ de ce théâtre saisonnier/ Où le souffle s'accorde/ aux brumes matinales// Dans le tournoiement fou/ de l'univers/ j'éteins le jour/comme une bougie».


Celle qui s’est éteinte, c’est Anise Koltz (1928-2023), une bougie qui a toujours éclairé mes jours, rameutant dans ses innombrables recueils le silence, les oiseaux, l’étrangeté de l’humain, l’angoisse de la mort tout autant que le plaisir de vivre, et qui … prenait soin de son ange gardien «Chaque matin/ après lui avoir brossé les ailes/ Je range mon ange gardien/ dans le placard»: ce vers (extrait de Un monde de pierres, 2015) m’accompagne depuis.


Alors, voilà, je vous donne des nouvelles du théâtre saisonnier, du vert printanier qui s’annonce, et forcément, la poésie passe par là.



«Quelle est la place de la poésie aujourd’hui et sa capacité de résistance»? Si la question est sérieuse, la réponse se prend les pieds «dans le tapis des mots et des choses, du sens et du sensible»… à la faveur de l’interview d’un clown par un non-clown transformée en un spectacle insolite et décalé, «on en sort un peu lus légers et joyeux, comme si notre regard sur le monde pouvait se déplacer».


Le spectacle s’intitule Joseph Java l’interview (visuel ci-dessus), certes il se fait un peu attendre – il est programmé le 28 mars à la Kulturfabrik (Esch/Alzette) – mais c’est l’occasion de vous dire qu’il fait le pont entre le Printemps des poètes – festival planté les 21, 22 et 23 avril – et le Mois de la Francophonie… qui bat actuellement la campagne.


Et ça tombe bien, La campagne, c’est précisément le titre de la prochaine pièce à l’affiche du TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg); il y est question de Richard et Corinne, deux quarantenaires, qui se sont retirés au vert pour recommencer à zéro. Sauf que, médecin, le mari qui enchaîne les visites nocturnes chez ses patients, rentre un soir avec une inconnue trouvée au bord de la route. Sa femme le questionne. Il est trop tard. Le doute s’immisce… Dans ce huis clos à la fois poétique et réaliste, où percolent mystère, désir et trahison, le dramaturge britannique Martin Crimp interroge «le non-dit et la puissance du langage à déformer la vérité ou à la contourner». Dès le 23 mars.

En clair, ce mois où la langue fait son nid, c’est mars. Cqfd. Mais mars, c’est aussi la folie dans les buissons, c’est sexus botanicus, et non seulement la vie sexuelle des plantes déborde d’inventivité mais surtout, la flore sait se faire aimer des animaux, qui batifolent en retour. Et dans le tableau, l’homo artisticus se sent pousser des ailes, et tente de séduire tous ceux qui s’y frottent.


C’est pourquoi dans mon panier du jour, il y a des fleurs, de la photographie – selon un grand écart improbable entre Edward Steichen (au MNHA) et Isabelle Ferreira (galerie Nosbaum Reding) , du papier et même du minimalisme.


Je vous raconte tout de ma cueillette ci-dessous, non sans d’abord, comme d’hab’, bricoler une digression à propos du Salon de printemps du CAL dont le thème est Memento, histoire de dépeindre le passage du temps et la nature éphémère de l’existence humaine, une déclinaison du memento mori signifiant «souviens-toi que tu vas mourir». Et donc, arts visuels «toutes techniques et esthétiques confondues» convergeraient vers «un avertissement contre l’orgueil excessif ou la vanité». Pour vérifier la chose, direction le Tramsschapp (Luxembourg-Limperstberg) où l’expo Printemps du Cercle Artistique de Luxembourg (CAL) 2023 qui réunit plus de 60 artistes – dont membres du CAL, jeunes talents et artistes «à besoins spécifiques» ( !) – dont Doris Becker, Anna Recker, Julie Wagener, Filip Markiewicz – se tient jusqu’au 19 mars, de 14.00 à 18.30h (samedi de 10.00 à 19.00h et dimanche de 10.00 à 17.00h. Visites guidées.


Pour les amateurs de rendez-vous du genre, cochez aussi le 12e Salon d’art contemporain programmé dans la galerie d’art du Théâtre d’Esch dès le vendredi 17 mars, à partir de 17.00h (vernissage le 17/03 à 18.30h), ainsi que 50 Joer Lëtzebuerg Konscht, expo organisée par le LAC (Lëtzebuerger Artisten Center) au Centre culturel Paul Barblé à Strassen à partir du 25 mars (vernissage le 24/03, à 19.00h).


Sinon, des fleurs voyons le langage.



ça se passe dans la galerie Reuter Bausch, au 14 rue Notre-Dame à Luxembourg. En compagnie de Pascal Vilcollet, artiste français né à Melun en 1979 vivant à Paris. Qui revisite la nature morte… à coups de gerbes de fleurs. En rien inertes. Sauvages sans être à l’état sauvage, donc, en pots translucides. Balayées par le geste et la couleur, celle-là qui gicle en fouillis au point de déborder du vase, de parfois confondre pétales et plumes (visuel ci-dessus). C’est pétillant, insolemment figuratif ou faussement abstrait, résultat d’un enchevêtrement de matières picturales, acrylique et stick à l’huile, légers empâtements et signes/lignes graphiques, le tout noyé dans de très beaux fonds aux dégradés aussi subtils qu’irréalistes.


Y a de la lumière, du mouvement, ça a une spontanéité qui dit l’enfance, mais ça ne raconte rien, juste une fenêtre que l’artiste ouvre sur sa réalité, et ça défrise l’œil.


Vilcollet n’expose pas seul, à ses côtés, il y a Thierry Harpes, né à Luxembourg en 1991, vivant à Berlin, qui s’invente des espaces d’évasion, voire des paysages, du moins si l’on en croit les couleurs privilégiées, toutes chaudes – pour peu, on dirait le Sud. Sauf que ce sont des surfaces cloisonnées, délimitées, bâties par superpositions ou juxtapositions de formes géométriques. Au final, même si l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent, l’idée qui prévaut est celle d’une immobilité, d’un confiné…


En tout cas, on se presse, Layers on layers, ou la cohabitation de Vilcollet et Harpes, prend fin le 18 mars. Infos: www.reuterbausch.lu


Changement de rayon, zoom sur le papier



Le 15 mars, c'est la journée de l'art de l'imprimerie de l'UNESCO. La belle affaire? Mais oui! Le lieu qui offre un aperçu exclusif du monde fascinant de l’imprimerie au Luxembourg, c’est le Kulturhuef Musée, à Grevenmacher, qui, au sein de son exposition permanente Gutenberg Revisited, vient d’élaborer un parcours interactif et didactique en quatre étapes, dont l’inauguration «ludique et animée» est prévue les 18 et 19 mars, de 14.00 à 18.00h. Il se dit déjà, notamment, que le cartier Jean Dieudonné, né vers 1720, jadis basé à Grevenmacher et dont le musée restitue l’atelier du début du XIXe siècle, vous racontera l’histoire des cartes à jouer.


Sinon, c’est tendance, le papier truste les arts et le savoir-faire. La preuve avec la maquettiste française Sarah Poulain, «tantôt artiste tantôt artisane», qui, à la Kulturfabrik, dans son espace bistrot «Ratelach», propose De grandes histoires en miniature, une immersion dans ses créations qui «jouent sur les volumes, les couleurs et des perspectives pour créer des univers réduits joyeux et colorés».

La grande histoire, c’est celle de l’enfance ranimée, qui range à jamais dans les cartons de son imaginaire le souvenir, et la nostalgie, d’un petit monde qui a refusé de grandir, une cabane perchée dans l’arbre, une maison endormie dans une boule qui attend la neige (visuel ci-dessus). Régression consentie jusqu’au 2 mai.


Et de l’oeuvre en/de papier, hop, moyennant une petite excursion jusqu’à Beckerich, voici l’impression sur papier, le territoire de la gravure. En l’occurrence, version Anneke Walch, membre de ce collectif unique au Luxembourg qu’est l’Atelier Empreinte.


Alors, d’abord, il y a le lieu, la Millegalerie, discret espace d’expo blanc sis dans ce site patrimonial et verduré qu’est D’Millen, un ancien moulin... qui gagne à être (mieux) connu – à 9 kms d’Arlon ou 3 kms d’Operpallen, voire à 5 de Redange.


Et c’est donc là qu’Anneke livre en noir et blanc ses Echoes dégagés à la gouge, cet outil typique de la xylogravure.


Dans lesdits «échos», des arbres, morts ou non, avec mousses ou sans, des nuages «formés et défaits pas le vent», des paysages captés lors de randonnées, tous ces éléments qui façonnent/influencent l’artiste et dont l’image s’estompe comme un souvenir.


La gouge creuse le support de bois comme une sculpteure – le geste est vif, incisif et l’encre encadre les creux d’aplats francs. Bien sûr, il y a des nuances, des échappées, à l’exemple de Fragments of Memory, des petits formats elliptiques qui tiennent du voyage intérieur, avec, en contre-pied, Sunflower, l’illustration métaphorique de la jeunesse éphémère par le biais d’un bouquet de tournesols fanés.


J’avoue avoir été séduite par la délicatesse allusive et technique de deux séries: Paysages, petites esquisses à l’acrylique capturant le ciel changeant de bords de mer (Bretagne, Danemark, Pays-Bas), et Ariège, des dessins au graphite – pour la première fois exposés – qui saisissent trois ambiances d’un chemin forestier.


Jusqu’au 2 avril, du jeudi au dimanche, de 14.00 à 18.00h, ou sur rendez-vous (tél.: 621.25.29.79). Infos: www.dmillen.lu


Enfin, dernier chapitre du jour, la photographie, celle de portée universelle d’Edward Steichen – sur laquelle deux artistes, Erwin Olaf et Hans Op de Beeck, portent un regard neuf en une sélection de 20 images issue de la collection du Musée national d’histoire et d’art Luxembourg (MNHA) et celle, levier de transferts, qui fonde le geste créatif d’Isabelle Ferreira comme un travail de mémoire.



Et c’est par là que je commence, par O salto, qui signifie le saut, en l’occurrence, le saut par-delà les frontières, puisque ce qui est au cœur des explorations d’Isabelle Ferreira, c’est l’immigration clandestine, celle de milliers de Portugais fuyant la dictature et la misère dans les années 60.


O salto n’est pas autobiographique, se défend l’artiste, pour autant, c’est l’histoire de son père, et à travers lui, c’est l’histoire qui n’en finit pas de façonner un peuple et qu’elle le veuille ou non, c’est l’histoire qui fait d’elle ce qu’elle est, mais qu’elle transcende par le prisme de l’art. Et son prisme spécifique, c’est la déchirure, à la fois symbolique – le geste de déchirer une photo d’identité , géographique – l’exil impliquant la traversée des Pyrénées , et plastique – la pratique de Ferreira se situant est à la croisée de la peinture et de la sculpture.


Présenté en moment à la galerie Nosbaum Reding, dans son espace Projects, O salto est un processus sensible, où percolent le soin, l’humanité, le sillon contre l’oubli.


Concrètement, d’abord, une série de photos, des portraits d’anonymes collectés de façon aléatoire, transférés (déchirés ou non) sur des petites planches de bois toutes radicalement ébréchées, planchettes recouvertes d’aplats de couleur ou textiles, comme pour protéger ces visages, leur rendre une dignité.


A ces portraits répondent ensuite des territoires étranges, aux allures de rochers escarpés, flottant dans les ténèbres. En fait, dans la série Par la nuit (visuel ci-dessus), partant de copies de vues aériennes des Pyrénées éditées (entre 1958 et 1962) par la société LAPIE, pour la cause recouvertes de papier noir, Isabelle creuse des failles au cutter d’où émergent des fragments blancs, ceux d’un paysage abîmé. Une analogie aux corps usés par les marches interminables de nuit. «Comme une mise abîme du processus photographique, l’artiste ramène à la surface de l’Histoire ces frontières, fictions esthétiques disciplinant les terres et les peuples».


Pour raconter le paysage, Isabelle se penche aussi au chevet des certaines plantes endémiques des Pyrénées pour en proposer une interprétation en pâte de verre coloré.


En chemin, on croise des bâtons de châtaignier, des bâtons marche intitulés ibili !, mot basque signifiant «Allez !», une injonction à avancer répétée tant par les passeurs que par les «pèlerins de l’immigration».


Autre chose qu’une expo, O salto est une courroie de transmission tout en pudeur.

On découvre jusqu’au 27 mai au 4 rue Wiltheim (Luxembourg).


Et on en profite pour pousser la porte du n° 2, même rue, là où, dans sa galerie principale Alex Reding a l’audace de Jeux d’Objectivité. Un assaut minimaliste en 17 œuvres (de 1975 à 2019) rameutant du beau monde (Richard Serra, Carl André, Sol LeWitt, Alan Charlton, Peter Hallery en une magistrale toile monumentale, Stander, de 2003). Une constellation quasi muséale dont on se régale jusqu’au 6 mai. Infos: www.nosbaumreding.com


Et on termine en beauté avec The Artist’s View , cette exposition de cabinet placée sous le commissariat de deux artistes, le photographe néerlandais Erwin Olaf et l’artiste plasticien belge Hans Op de Beeck, invités à porter un regard neuf sur l’œuvre d’Edward Steichen l'un des précurseurs majeurs dans l’art de la photographie, alors à ses balbutiements, né en 1879, émigré très jeune aux Etats-Unis et décédé en 1973, il y a donc 50 ans à travers la sélection d'une vingtaine d'images de leur choix, puisée dans collection Steichen du MNHA qui se compose de 178 tirages photos legs au Grand-Duché par l’artiste lui-même et comprend également un lot de 44 photos de Steichen appartenant à la Ville de Luxembourg.


C’est une sélection très personnelle, de l’ordre de l’intuition, n‘en demeure pas moins que les choix d’Olaf et d’Op de Beeck se sont révélés identiques sur 15 des 20 images, ce qui témoigne de leur admiration commune pour l’œuvre de Steichen; du reste, des parallèles surprenants existent entre les trois artistes, en atteste la magnifique exposition Inspired by Steichen, projet aussi singulier que vibratoire parallèlement déployé jusqu’au 11 juin dans la salle Wiltheim, projet qui réunit précisément pour la première fois Olaf et Op de Beeck, où la série Im Wald d’Olaf ainsi que les aquarelles et sculptures d’Op de Beeck entrent en résonance, sinon en harmonie, avec les photographies de paysage de Steichen. Preuve s’il le fallait encore que «l'intemporalité et la puissance d'évocation propres à l'œuvre de Steichen se vérifient encore de nos jours».


En clair, le MNHA commémore le 50e anniversaire de la mort de Steichen de sublime façon. La visite de l’expo de cabinet se fait à pas feutrés. Moment magique, suspendu à une exploration de l’ombre et de la lumière, à une galerie de portraits – d’artistes (le compositeur Richard Strauss, la danseuse Isadora Duncan ployant sous les colonnes du Parthénon, la comédienne Eleanora Duse, le peintre Paul-Albert Besnard) ou de personnages de la haute société newyorkaise dont Miss Fanny Wickes, riche avocate collectionneuse, et Agnes Elizabeth Ernst Meyer, une journaliste, philanthrope, militante des droits civiques et mécène américaine , à la poésie de virtuoses cadrages picturaux – à l’exemple The Shadblow Tree dont les reflets lumineux clapotent sur un plan d’eau, à l’exemple aussi de Sixth Avenue at Night où la pluie joue avec la nuit , hormis une plongée inespérée dans l’intimité du photographe qui se raconte notamment à travers une paisible scène de campagne, entre les parents Marie & Jean-Pierre Steichen et leurs arrière-petites-filles Linda et Nell Martin (photo ci-dessus, 1921, printed after 1919-before 1930, tirage gélatino-argentique).


Pour qui connaît Steichen par l’envergure de The Family Man, monument photographique de réputation mondiale organisé pour le MoMa en 1955, cette petite expo de cabinet du MNHA a le charme d’une fenêtre ouverte sur un jardin privé; il y a l’homme Edward et le novateur photographe Steichen, son goût des noirs de fusain ou de velours, ses portraits (surtout de femmes) qui tiennent de l’archive d’amitié, sa connexion avec l’environnement naturel, sa façon d’hybrider fiction et réalité, humilité et mondanité (ou mode), intérieur et extérieur, éphémère et sublimation, le tout sur fond (grosso modo) du New York des années 1910-20.


Au MNHA, (Marché-aux-Poissons, Luxembourg), Edward Steichen. The Artist's View – curated by Erwin Olaf & Hans Op de Beeck, une expérience visuelle inspirante, et pas que. Jusqu’au 4 juin 2023. Catalogues somptueux. Infos: www.mnha.lu

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