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  • Marie-Anne Lorgé

Pourquoi les gens partent

Dernière mise à jour : 1 oct. 2020

Dans mateneen (ensemble), projet photographique initié par l’Oeuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte, et actuellement présenté au Cercle Cité, projet vrillé à la réalité des réfugiés au Luxembourg, on est aux antipodes du lieu commun, des stéréotypes et autres clichés. Trois photographes s’y collent, Sébastien Cuvelier, Patrick Galbats, Ann Sophie Lindström, et ce qu’ils mettent en œuvre, c’est d’abord un regard. Singulier – ni voyeur, ni sensationnaliste, ni simpliste, ni documentaire. Fruit d’une immersion, mateneen bouleverse par sa façon de dire par l’image – là où, parfois, les mots échouent – les peurs et les espoirs d’hommes et femmes exilés trop souvent anonymisés, assimilés à des formulaires administratifs.


Refugié, migrant, immigré, demandeur d’asile, voilà les termes qui se bousculent dans le lexique lié aux flux migratoires, lexique souvent ignoré ou indifféremment utilisé par le quidam – même dans le Luxembourg réputé multiculturel –, ce qui a une répercussion sur sa compréhension et sa perception du phénomène, lequel est un indéniable vecteur de notre société en mutation.


Sébastien, Patrick et Ann Sophie dynamitent le lexique. Au-delà des étiquettes et des tiroirs, ils n’ont de cesse de briser l’anonymat et de plonger en apnée dans l’épaisseur humaine et son quotidien, attentifs aux histoires qui la façonnent. Dans le Ratskeller, chaque photographe a son espace, et chaque espace trahit une démarche spécifique: plus esthétique ou plasticienne avec Ann Sophie, plus voyageuse avec Sébastien et foncièrement empathique avec Patrick, que l’expérience – la confrontation avec l’intime –, a manifestement ébranlé.


En tout cas, mateneen n’est pas une exposition pléthorique – du reste, c’est plutôt une leçon de vie qu’une expo. L’objectif du projet lancé par l’Oeuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte en 2015 – le phénomène migratoire touchant alors à son paroxysme (cruellement rattrapé par l’actualité de l’incendie du camp de réfugiés de Moria, sur l’île grecque de Lesbos) – visait non pas à relater les expériences intolérables mais à traduire tout ce qui, à hauteur d’homme, est de l’ordre des souvenirs, des angoisses et des espérances, ce, en vue «d’œuvrer pour l’intégration et le rapprochement entre «nouveaux arrivants» (réfugiés, apatrides, déracinés) et résidents».


En 2015, donc, appel à projets il y a eu, qui s’est soldé par la sélection des trois photographes luxembourgeois Cuvelier (d’origine belge), Galbats (vivant à Bruxelles) et Lindström (travaillant à Hanovre), qui ont en commun d’habituellement documenter des sujets d’actualité sociopolitique internationale et tous trois rompus à «une approche à la rencontre de l’autre». Au final, pour restreint que soit le nombre de photos exposées, il s’agit d’un miroir tendu de notre société, lequel miroir, comme tous les miroirs, est susceptible d’élargir nos horizons… quant aux différences à dépasser/ saper, quant à notre confort à ne jamais tenir pour acquis.


Surtout, mateneen refuse la pesanteur, le misérabilisme. Toujours, il y a une éclaircie, sinon une résilience.


La preuve avec Ann Sophie Lindström (née en 1984), une conteuse visuelle (visual storyteller) régulièrement immergée dans des communautés en marge (à l’exemple des groupes punks ou des cowboys urbains noirs à Philadelphie) dont les travaux font mine de documenter (sans être du photojournalisme) tout en empruntant au code cinématographique (Ann Sophie a d’ailleurs décroché un Lola d’or, prix du court métrage). Dans sa série exposée au Cercle Cité, aux premières images, très elliptiques, chargées d’un climat relativement inquiet, se succèdent des cadrages plus concrets, comme si chaque photo était un aliéna d’une suite, d’un récit où tout n’est pas dit mais suggéré… et qui se termine joyeusement ou, plutôt, aussi banalement que peut l’être la vie normale, de tout un chacun, quand, dans le jardin, un père joue avec son fils, tenu sur ses épaules.


Dans Waiting Room, par analogie avec l’entre-deux dans lequel notre système administratif assigne les réfugiés empêtrés dans les difficultés d’obtention de papiers, Patrick Galbats (né en 1978) sonde un besoin primordial, celui de se projeter dans le futur. Et tout commence par l’espace, cette pièce parfois de seulement 20 m2 où s’entassent jusqu’à 7 personnes, un espace d’attente ou en attente où, ne sachant si on va rester deux ou cinq ans, il est impossible de penser le monde dès lors qu’on ne peut pas le rêver.


Et Patrick de capter cette projection, ou son illusion, à travers les dessins que les réfugiés réalisent comme une thérapie: la maison y est omniprésente, celle-là abandonnée pour fuir, mais toujours debout comme un rêve qui finit bien. Surtout, il y a la maison qu’un réfugié a reconstruite, la sienne, en miniature et en carton, et qu’il tient dans ses mains: si la scène se passe de commentaire, en témoignant de l’impuissance des mots, la photo, aussi dérisoire que perfusée par l’émotion, submerge le regardeur comme s’il venait enfin de comprendre le sens de la vie.


L’idée de départ du photographe Galbats, c’était la trace. Une trace à garder. Sans portrait. Sauf que des portraits, il y a en toute une série, comme une galerie de regards. D’hommes. D’homme à homme. Et pour cause, les femmes restent isolées, inaccessibles. Sauf de dos ou cachées… derrière une grappe de ballons de couleur.


Alors que Patrick Galbats montre l’arrivée des réfugiés – point de chute, non d’ancrage, en tout cas parfaitement précaire –, Sébastien Cuvelier s’attache au trajet. Au «pourquoi les gens partent». Du moins, pour ce qui est de cinq d’entre eux: Farnaz qui vient de Shiraz, berceau de la poésie iranienne, Nisreen «et la Palestine déchirée de son cœur», Yannick dont l’origine camerounaise ne lui ouvre aucune porte – ce qui ne l’a pas empêché de tomber amoureux et d’espérer vivre cet amour à Luxembourg –, Khalid avec son rapport à la mer, son bateau ayant chaviré en pleine Méditerranée, et Yasha, chrétien d’une République islamique (l’Iran), passionné de photographie – son appareil lui a été volé dans le centre d’accueil de Mersch – et de musique – il proposera d’ailleurs un concert intimiste au Ratskeller, le 24/10, à 16.00h, uniquement diffusé live en ligne, sur facebook.com/cerclecite.


Au fil des jours, Sébastien les a suivis en partageant leurs périples et leurs doutes. La série hi/stories est une mosaïque parcellaire de ces trajectoires, une mosaïque aussi singulière que l’est le destin.


Photo:

Patrick Galbats, série Waiting Room/ Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte. Bagages d’une famille irakienne dans leur chambre où ils vivent à quatre. L’homme travaille comme mécanicien de vélos. Rue de Strasbourg, Luxembourg, 2018.


Infos:

Au Ratskeller, Cercle Cité (Place d’Armes, Luxembourg): mateneen, photographies de Sébastien Cuvelier, Patrick Galbats et Ann Sophie Lindström, jusqu’au 25 octobre. Avec un programme cadre, dont un cycle de rencontres consacré au phénomène migratoire sous la loupe des écrivains et des photographes, proposé par Corina Ciocârlie: premier rendez-vous le 22/10, à 18.30h, en français et entrée sur inscription (places limitées en raison des mesures sanitaires).

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