16h, le ciel est plus loup que chien. Et le silence piège les prés, pour peu on entendrait tomber les feuilles. Si ce n’est le cri des oies sauvages, qui troue le gris au-dessus de la forêt en dormance. Et justement, le 25 novembre, jour de la Sainte-Catherine, un vieux dicton jardinier affirmant que «tout bois prend racine», chacun y va de son arbre à planter.
Mais Catherine se mêle aussi de jupons depuis des siècles. En fait, patronne des «filles à marier», appelées pour la cause «catherinettes», elle est à l’origine d’une coutume aujourd’hui jugée sexiste invitant les «jeunes femmes de 25 ans encore célibataires» à se coiffer de chapeaux fantaisistes. Au grand dam des modistes et des couturiers, la tradition (qui remonte au Moyen Âge) a désormais du plomb dans l’aile, la recherche d'un mari n'étant plus vraiment d'actualité. En même temps, un vrai/faux brin de folie douce, ça ne se boude pas, alors, après les masques horrifiques d’Halloween, pourquoi pas un galurin fleuri… fabriqué/porté par tout un chacun?
Avant que déboule le patron des écoliers, distributeur de bonbons à dos d’âne, novembre défie la promesse de l’hiver avec un dernier saint, appelé Martin, qui se fête certes autour du 11 novembre à coups de grands feux, sauf que moult villages perpétuent le folklore ancestral jusqu’à la fin du mois en organisant des cortèges nocturnes à grand renfort de torches et lanternes.
Du reste, c’est la période des illuminations, scintillants raccords avec l’esprit «fêtes de fin d’année» (à Luxembourg, l’ouverture officielle des Winterlights est prévue ce 24 novembre).
Toujours est-il que c’est déjà ça de pris sur la nuit qui n’en finit pas de grignoter le jour…
Et c’est comme ça que j’en viens donc à vous parler… de nuit… et de table.
A sa table, Claudia Passeri nous y convie, une histoire de partage… de plats, bien sûr, mais aussi de petits papiers fragiles porteurs de messages métaphoriques baptisés «Papillons de résistance» – je vous explique tout de cette poético-politico performance culinaire (et pas que) un peu plus bas. Une alliance de l’intime et du collectif, de la mémoire et de l’écriture.
Sinon, de papillon – l’insecte, le lépidoptère –, forcément de nuit, il en est question à la galerie Nosbaum Reding, dans l’expo de Melanie Loureiro – artiste peintre née en1994 à Cologne, vivant à Düsseldorf – poétiquement intitulée Une molécule de parfum dans un mètre cube d’air (visuel ci-dessus). En 15 grands formats (huiles sur bois), «des papillons de nuit plumeux sortent ainsi de leur chrysalide dans le crépuscule lilas». Pour parfaire le décor, donner une épaisseur onirique et sensorielle à la métamorphose des larves ou nymphes, la galerie marine précisément dans un ton lilas du sol au plafond.
«Même si leur existence n’est pas sans une certaine tragédie, dès que les papillons de nuit s’orientent vers des sources de lumière artificielle au lieu du clair de lune, ils brillent une dernière fois et disparaissent» (Julia Stellmann).
Visite ailée jusqu’au 13 janvier – infos: www.nosbaumreding.com
Ce qui aussi brille avant de mourir, c’est l’étoile – sauf que cette idée très répandue est en grande partie erronée. En tout cas, tout d’abord, il y a la nuit. Et le ciel. Et la nuit des temps.
Secouez-le tout, et ça donne 5.Tera Nuits + 1, l’énigmatique intitulé d’un spectacle inédit «autour d'une réflexion sur notre position dans le Cosmos». Une singulière errance cosmique «ou l’histoire de l’humanité qui contemple le ciel».
«Difficile de classer ce spectacle né d’une double rencontre, celle de la science et de la littérature d’une part, et celle du comédien et metteur en scène Etienne Pommeret et de l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan d’autre part». Au final, 5.Tera Nuits + 1 mêle conférence, récit et improvisation pour explorer et questionner l’univers (visuel ci-dessus).
Concrètement, il s’agit d’un dialogue imaginaire entre Kant, Einstein, Prévert et bien d’autres (dont Borges, Galilée, Pessoa, Virginia Woolf, Eschyle, Brecht, Copernic, Hugo, Tsvetaïeva, Calvino, Anna de Noailles, Anise Koltz, Kepler, Twain, Jocelyn Bel), un dialogue qui repose sur un corpus de textes sélectionnés, découpés, «agencés pour donner corps à une discussion millénaire sur notre position et notre regard sur l’univers». Ces auteurs «sont convoqués sur scène baignés par un jeu de lumières et quelques intermèdes musicaux à la clarinette».
Une seule certitude: vous ne verrez plus jamais le ciel comme avant.
Mais quid du titre? Eh bien, «faisons une ligne de maths: 13,7 milliards x 365 = 5 mille milliards de nuits: 5.Tera Nuits depuis le big-bang, +1, cette nuit, celle que nous passons ensemble, unique et recréant toutes les nuits passées comme pour sauver l’univers».
Mystère et poésie, où et quand? Le vendredi 24 novembre, à 18.30h, à Vauban (école et lycée français de Luxembourg), au 1-3 Rue Albert Einstein (entrée événementielle), boulevard Kockelscheuer. Entrée libre.
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Sinon, pour expérimenter «une traversée fantastique à la recherche de la beauté, y compris dans nos parts d’ombre», c’est aux Rotondes (quartier de Bonnevoie) qu’il faut aller. Pour Minuit, un concert dessiné (de 50’, tout public, à partir de 7 ans).
Dans cette histoire librement inspirée du Vicomte pourfendu d’Italo Calvino, deux musicien·ne·s (Florence Kraus et Grégoire Terrier, saxophone, lutherie, clavier, guitare) et une illustratrice (Sophie Raynal en alternance avec Coline Grandpierre, dessins et manipulation d’objets) décloisonnent les genres pour explorer cette dualité ombre-lumière qui fait notre richesse intérieure. «En temps réel devant le public, il/elles conjurent un univers onirique qui se déploie, en noir et blanc, sur une musique influencée par le jazz et l’électro» – avec Fabio Godinho pour la dramaturgie et Léo Thiebaut à la création lumière.
Avec la lune pour témoin le samedi 25/11 à 19.00h, le dimanche 26/11 à 11.00h et le jeudi 30/11 à 15.00h.
Comme il est toujours Minuit quelque part, le spectacle fera aussi escale le 21 décembre au CAPE (Centre des Arts Pluriels Ettelbruck) puis en mars 2024 au Aalt Stadhaus (Differdange), au Trifolion (Echternach) et à la Cité musicale de Metz.
Sans transition aucune, mais actualité oblige, voici Le Geste et le Territoire, thème de De Mains De Maîtres, biennale luxembourgeoise offrant «la représentation la plus large de ce que constituent les Métiers d’Art aujourd’hui, un univers au carrefour de l’art et l’artisanat, qui puise sa vitalité et sa modernité à travers la transmission du geste et la perpétuelle recherche d’innovation».
Et donc la Biennale De Mains De Maîtres en est à sa 4e édition: 77 artistes/artisans d’art du Luxembourg et une quarantaine du Portugal, invité d'honneur (grâce à la collaboration avec la DG-Artes et le Centre culturel portugais-Camoes du Luxembourg), réunis dans le cadre prestigieux du 19Liberté (bâtiment sis 19 avenue de la Liberté) du 23 au 26 novembre (chaque jour entrée libre de 10.00 à 19.30h, nocturne ce jeudi 23/11 jusqu'à 21.00h).
On se sait plus où donner des yeux, entre mobilier, textile, broderie, chapeaux, céramique, sculpture (bois, métal, pierre, papier), design, verre, bijoux, lutherie, menuiserie, gravure, peinture sur cire, et j’en passe. Une véritable caverne d’Ali Baba qui ne s'apprivoise pas au pas de course.
Une salle risque peu de passer inaperçue. Celle intitulée Fallen Trees, du nom d’un vaste projet dévolu au respect de l’arbre, conçu et réalisé par le sculpteur Pitt Brandenburger. Dans la pénombre, un silence quasi mystique et au centre, un gisant (irradiant), en tout cas une sculpture aussi énigmatique que sublime: il s’agit d’un tronc de sureau, allongé sur un reposoir de feutre et encapuchonné à une extrémité par une dentelle de céramique, travaillée en boule, comme une tête (visuel ci-dessus). Dans un flanc, insertion d’une flûte. Composition sophistiquée (requérant plusieurs savoir-faire virtuoses, orfèvrerie incluse), éminemment anthropomorphe. Pour dire que l’arbre est un être vivant. Aussi qu’il est une mémoire, celle de l’humanité. Et avec elle, toute la mythologie liée au passage vers l’éternité.
Hommage au sureau est la première des 40 sculptures qui composeront le projet Fallen Trees, dont le principe de base est la récupération de bois morts ou coupés puis abandonnés.
Sinon, remarquez deux tableaux marquetés en paille de Letizia Romanini, extraits de sa récente série Lux Field (2023), raccord avec son projet d’arpentage de la frontière luxembourgeoise sur toute sa longueur, de sa collecte de traces de la nature et de sa cartographie du territoire à l'aide de son appareil photographique. «C’est de cette archive iconographique qu’émergent des paysages de petite taille, travaillés dans l'atelier à l'aide de la marqueterie de paille, une technique remontant au 17e siècle qui demande patience et minutie». Deux formats s’apprécient actuellement au 19Liberté et quatre autres au Mudam (jusqu’au 27 novembre), dans le parcours Off de De Mains de Maîtres.
Avant de passer à table, en compagnie de Claudia Passeri, ultime parenthèse encore, histoire de rebondir sur L'art aux expositions universelles et participations luxembourgeoises, un débat organisé le 29 novembre, à 19.30h, au CNA (Centre national de l’audiovisuel, Dudelange), à l’occasion de l’exposition Mir wëlle bleiwen, wat mir ginn, une réactivation des œuvres des huit artistes du Kenschtler Kollektiv ayant participé l’EXPO 2020 DUBAI (expo accessible jusqu’au 28 janvier au Pomhouse. Visuel ci-dessus, dans le fond, vidéo Spectrum Cinqfontaines de Karolina Markiewicz et Pascal Piron).
Le débat est piloté par Jean-Luc Mousset, conservateur honoraire du MNAHA, et Ulrike Degen, assistante scientifique des Arts décoratifs et populaires (MNAHA), du reste co-auteurs, avec des contributions d’Isabelle Becker et Alain Becker, d’André Linden et Guy Thewes, d’une édifiante brique de 370 pages, généreusement illustrée, intitulée Un petit parmi les grands. Le Luxembourg aux Expositions universelles de Londres à Shanghai (1851-2010). Un opus à idéalement glisser sous le sapin…
Et de rebondir aussi sur Collections 2.0, la nouvelle plateforme de publication digitale initiée par le MNAHA (Musée national d’Archéologie, d’Histoire et d’Art Luxembourg) permettant à tout navigateur de consulter les collections du musée.
Et c’est une excellente nouvelle. Eh oui, outre une meilleure, aisée et panoramique (voire immersive) accessibilité, les collections peuvent surtout être explorées de manière plus contextuelle. Franchement, c’est addictif. Testez vous-même.
Cliquez donc sur collections.mnaha.lu, et circulez à travers 5 sections: «Collections» – vaste inventaire de «pièces», objets et œuvres, «qui s’étendent sur plus d’un siècle d’histoire locale et globale, allant de trouvailles archéologiques et de monnaies rares à des chefs-d’œuvre de l’artisanat et de l’art moderne» –, «Objets» – dans le catalogue, «trouvez de nouveaux coups de coeur et approfondissez vos connaissances sur vos favoris» –, «Stories» – voilà l’onglet idéal contextualisant chaque objet répertorié via des histoires passionnantes, à l’exemple des objets spoliés de la collection d’Albert Spring: on ignore pourquoi ce capitaine de marine marchande, né à Neuwied (D), décédé à Berlin en 1917 et qui n’a jamais résidé au Luxembourg, remit en 1896, au Grand-Duc Adolphe, un ensemble d’objets provenant de l’Afrique orientale allemande (actuelle Tanzanie)… sauf à savoir qu’il était un colonialiste actif.
Quant à la section «Expositions», elle est le vivier attachant des affiches identifiant les expos depuis l’ouverture du musée en 1946 jusqu’à nos jours (quid du papier, des couleurs, de l’évolution du langage graphique). Et enfin, la section «Publications», susceptible de faire le pont avec le Konschtlexikon, ce fabuleux outil créé par le tout récent Lëtzebuerger Konschtarchiv au sein du MNAHA, et dont je vous ai déjà parlé – sachant que ces efforts de numérisation font écho aux recommandations du KEP (Plan de développement culturel du Luxembourg) échafaudé en 2018.
Naviguez dans collections.mnaha.lu est un palpitant jeu de piste, où partant, par exemple, d’une toile de maître valorisant des écus (ou assimilés) dans une assiette, vous pouvez zoomer sur ces monnaies et dériver du coup dans une sous-section numismatique pour possiblement apprendre l’origine du qui de quoi.
Ce qui est clair, c’est que loin de dispenser d’une visite du Nationalmusée um Fëschmaart, la plateforme collections.mnaha.lu est un parfait hameçon. Effet boomerang garanti entre le physique et le virtuel, et vice versa.
Et cette fois, ça y est, le repas est servi.
Claudia Passeri – plasticienne née à Esch-sur-Alzette en 1977 – propose des projets souvent contextuels, essaimant des messages métaphoriques et poétiques dans l’espace public ou dans des lieux non dédiés à l’art contemporain, proches de la vie quotidienne, comme… une cuisine. En l’occurrence, la salle qu’elle investit au Bridderhaus (Esch), là où jusqu’au 30 novembre elle poursuit sa résidence d’artiste, a cette allure-là (visuel ci-dessus).
En fait, autour d’une table d’hôtes, d’assiettes en céramique «parlantes» – des mots ou phrases circulent calligraphiés en bleu dans la matière blanche –, de repas collectifs préparés par l'artiste elle-même (les ingrédients exacts restent une surprise), Claudia réactive un travail performatif et d’écriture initié en 2017, baptisé Les papillons de résistance, qu’elle continue de décliner sous différentes formes.
Se référant au nom donné aux tracts de la Résistance française sous l’Occupation, ces «papillons» que l’artiste Passeri essaime – certains pragmatiques, d’autres idéologiques ou poétiques, sinon humoristiques – disent une «logique du refus», l’impérieux besoin d’agir, collectivement ou individuellement, chacun acteur de ses choix.
Une version «papillonnante» avait fait grand bruit en 2019, à la faveur d’un tract géant réalisé sur la façade du bâtiment de la Chambre des salariés de Luxembourg, arborant le slogan «Sous le haut patronage de nous-mêmes». Chacun sa voix, une voix à tous.
Aujourd’hui, au Bridderhaus, la version est culinaire. Elle nourrit et elle rassemble autour de ce médiateur essentiel du vivre-ensemble qu’est la table. Où la convivialité est de mise. Où les langues se délient. Déjà une forme d’acte de résistance. Pour ce qui est des «papillons» du genre, il faut attendre la fin du repas, les participants recevant «des slogans personnels et polysémiques imprimés au verso de factures manuscrites. Ces éditions limitées, ces papiers fragiles et utilitaires, se dispersent alors au gré des convives».
Claudia Passeri vous invite donc à déjeuner (12.00h, 15 euros) ou à dîner (19.00h, 25 euros) – boissons non incluses, à payer sur place – au Bridderhaus (21, Rue Léon Metz, Esch-sur-Alzette). Bien sûr l’inscription est obligatoire via bridderhaus.lu
Aussi, c’est la rançon du succès, il resterait des places pour le seul lunch (déjeuner) des 29 et 30/11.
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