La nuit était papier -- nous étions encre, dixit Adonis, poète syro-franco-libanais (aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands poètes arabes vivants, notamment à la suite de la disparition de Mahmoud Darwich), dans Mémoire du vent.
A 4 jours de la Foire du livre de Bruxelles – du 13 au 16 mars sur le site de Tour &Taxis – parler de papier et d’encre est une évidence – comme d’ailleurs aussi du vent, dont on annonce le retour imminent, comme un ultime accès de la mémoire de l’hiver.
Le papier, c’est le lieu qui unit les mots et les mondes – selon la philosophe Barbara Cassin, dans une conférence qui se tient ce 11 mars, à 18.00h, dans l’auditorium du Cercle Cité (inscription au tél.: 4796.4500), ce, dans le double cadre du Mois de la francophonie et de l’expo Babel heureuse? acceuillie au Lëtzebuerg City Museum (jusqu’au 27 avril).
Mais le mot n’a pas le monopole du langage, il y a aussi le dessin, qui est une écriture et, de toutes les façons, l’une des langues convoquées par l’humain (dixit Charles Duboux). Ce qui nous conduit à la main, au geste et à son support de prédilection, le papier. Encore que.
Encore que… parce qu’en gravure – cet univers que j’avais promis de creuser dans mon précédent post à la lumière de 2 expos, à Arlon, dans l’espace Beau Site, et à Walfferdange, au CAW –, en gravure, dis-je, le papier, c’est le lieu d’un transfert, c’est la phase finale – visible – d’un long processus d’impression qui implique une matrice (bois, linoléum, métal …), des outils (d’incision en creux ou en relief, de grattage, de frottage…), aussi bien sûr un encrage et en bout de course, une presse, d’où sort l’épreuve et son multiple, le tirage. Le papier est donc le lieu… de l’empreinte.
Et qu’est ce que cette empreinte nous raconte?

Dans mon précédent post, j’avais évoqué le fleuri vocabulaire lié à la diversité technique – dans le désordre, pointe sèche, taille-douce, aquatinte, eau-forte, manière noire entre autres – et au ciseau, gouge, brunissoir et autres outils spécifiques aux différentes pratiques gravées et à leurs supports (bois, lino, plexi et Tetra Pak inclus), mais, cette fois, zoom sur les thématiques.
Dans l’Espace Beau Site, à Arlon, ils sont 5 artistes, tous issus de l’Académie de Beaux-Arts d’Arlon, à faire naître dans le noir & blanc ou les couleurs, des traits et des atmosphères qui nous parlent de l’humain et de son environnement. C’est sobre, sensible et ça fait un bien fou dans un monde visuel aussi saturé qu’assourdissant.
Et ça commence dans les prés, avec Nadine Sizaire qui photographie les vaches pour en restituer le comportement à la pointe sèche, en une galerie de portraits affectueusement réalistes, en tout cas, attestant d’une fine observation.
Portraits aussi avec Sébastien Nardella, mais travail introverti, avec des petits formats qui jouent sur les valeurs du noir pour décliner des situations d’enfermement, de solitude, de repli sur soi.
Figuration encore avec Fabienne Daix, et aussi enfermement ou, plutôt, oppression, celle de nos vies broyées dans les ensembles industriels. Fabienne rend magnifiquement palpable cette déshumanisation en alignant des petits personnages, des silhouettes rendues minuscules tracées sur Tetra Pak, autour d’architectures collectives, d’habitation ou de sport (cfr la piscine), lesquelles implique un conformisme moutonnier (visuel ci-dessus), ou devant un escalier probablement d’embarquement, un motif géométrique qui relie à un avion invisible mais trahit la crise migratoire. Le soupçon de bleu ou de rosé déposé ci et là comme une brume, n’empêche pas les mines d’être grises.
Par contre, abstraction atmosphérique avec Edith Gistelinck et sa série de monotypes habités par l’alchimie des encres d’où naissent des paysages.
Paysage aussi, ou, plutôt, microcosme forestier à la faveur d’un gros plan sur le cerne d’un arbre, façon Nicolas Venzi, qui, par ailleurs, a créé et anime l’Atelier gravure de la MJC Villerupt, lequel atelier est ici reconstitué avec œuvres, outils et matrices afin de nous familiariser aux différentes techniques d’impression, et même de nous y initier, en l’occurrence lors d’une démonstration programmée le jour du dévernissage, le 23 mars. D’ici là, l’expo s’apprivoise du mardi au vendredi de 10.00 à 12.00h et de 13.30 à 18.00h, le samedi idem jusqu’à 17.00h, et les dimanches 16 et 24 mars de 15.00 à 18.00h, infos: www.espacebeausite.be

L’élégance dans la maîtrise et la rigueur dans la sensibilité perfusent également les créations figuratives, abstraites, expérimentales de 20 membres de Empreinte – atelier de gravure asbl, espace autogéré et partagé par un collectif de 50 graveurs – exposant actuellement au CAW - Walferdange. Où, en boucle, une vidéo déambule dans l’atelier d‘Empreinte, puis à la BnL (Bibliothèque nationale Luxembourg), lieu de conservation des œuvres dudit atelier, pour finalement s’attarder sur 3 processus créatifs, l’un mécanique, la pointe sèche, et deux chimiques, l’aquatinte et l’eau-forte.
Autour, un monde de lignes, d’ombres et de lumières, d’aplats gradués, de gris veloutés et de noirs profonds, de couleurs aussi, où s’ébattent motifs, symboles, figures, formes, tout un florilège né de l’imaginaire, de l’observation, de voyages parfois immobiles, autant de visions, d’intuitions, de chemins de sens ou de perceptions, autant d’histoires de nature ou d’humain, de rapports au réel ou à la mémoire, au visible et à l’inconscient. Un florilège tout à la fois narratif, poétique, émotionnel, fictionnel, qui, parfois, ne manque pas d’humour.
Slalom entre morceaux choisis.
Dans Borrowed Wings, Jaana Antola, adepte de la pointe sèche sur Tetra Pak, esquisse le portrait en noir et blanc d’un personnage étrange, un ange au féminin, deux plumes fichées sur les épaules et coiffée d’un nid de pommes où se pose un oiseau.
Par analogie, mais en couleur, et persiflage, Diane Jodes convoque le légendaire Dodo, une espèce d'oiseau endémique de l'île Maurice, disparue depuis la fin du XVIIe siècle, pour composer une sorte de chronique de l’imminente apocalypse planétaire. A la base, des photos de famille, des scènes récréatives transposées dans un décor de fin du monde, sans que l’humain, devenu lui-même un Dodo, ne s’émeuve de la situation: en rien perturbé, en rien conscient d’être la cause du désastre (visuel ci-dessus).
Quant à Anneke Walch, elle croque sur le vif au cours de ses promenades, en résulte un esprit de forêt, plutôt mélancolique, servi par un jeu graphique binaire en noir et blanc.
Le noir, c’est la grammaire de Marie-Pierre Speltz, qui prend à la lettre l’expression du noir corbeau, déclinant une série de portraits expressifs de corneilles et autres freux, associés au mauvais présage, et héros du mythique film d’Hitchcock, du reste inspiré par une terrifiante histoire vraie… sauf que dans la pupille écarquillée du Corvus de Marie-Pierre, c’est le propre effroi du volatile qui se reflète.
Aux antipodes, c’est dans un voyage paisible au sein de la cartographie de l’univers, miroir de celle de l’âme, qu’Isabelle Lutz nous invite: un instant de poésie et de zénitude suspendu en quelques lignes aériennes flottant dans un espace bleuté/laiteux…
Par contre, dans les monotypes abstraits d’Asta Kulikauskaité Krivickiene, plasticienne lituanienne, c’est voyage chahuté assuré, au travers de paysages irlandais, lieux de manifestations mystérieuses, entre forêts fantasmagoriques et nuages orageux, lieux en écho d’expériences intimes, physiques et métaphysiques.
Et puis, fragments de réel à la dérive, arrêts sur image sur un lieu industriel dudelangeois délabré/déserté, voilà le décor arpenté par Pit Wagner, réinterprété par des photos numériques transférées sur cuivre, puis traitées selon des procédés traditionnels, eau-forte, aquatinte, vernis divers dont vernis mou. Un vertige technique accoucheur de vibratoires grands formats de qualité picturale: un monde de silence et d’objets devenus dérisoires troué par un puits de lumière qui dit l’espoir – une lueur aujourd’hui consommée puisque la friche est réhabilitée/convertie en Centre de création (le VeWa).
Printmakers’choice au CAW - Walferdange, rencontre et dialogue de mondes jusqu’au 23 mars – entrée libre les jeudis et vendredis de 15.00 à 19.00h, les samedis et dimanches de 14.00 à 18.00h; visites guidées les jeudis et vendredis à 18.00h, les samedis et dimanches à 15.00h.
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