«C’est la saison rouge», écrit Camus, avec cerises et coquelicots. Lesquels coquelicots «parcourent les champs comme un message», dit Proust, «ils passent le fleuve de l’air en chemise de soie rouge» précise Christian Bobin, le regretté écrivain amoureux du silence, qui ajoute ce que chacun sait, qu’au bout des doigts, les coquelicots fanent, alors qu’ils flambent dans les yeux; c’est donc du regard qu’il faut les aimer, pas dans les mains.
Sauf qu’enfant, je ne résistais pas à la devinette: quelle est la couleur secrète fécondée dans le bouton-cocon protégé par deux petites feuilles poilues? Et de presser ledit bouton, libérant alors des pétales encore tout froissés tantôt blancs, tantôt roses ou déjà rouges, et d’inventer, selon, une histoire de coup de foudre, d’orage ou d’amour.
Pour d’aucuns, le coquelicot est un artiste engagé, qui paie cher son goût de la liberté. En tout cas, force est de constater que son allié de campagne, le bleuet, se fait de plus en plus rare, trop sensible aux herbicides.
Artiste engagé, ai-je donc dit. Et Maria Primatchenko (1909-1997), vous connaissez? Figure majeure du patrimoine culturel ukrainien, peintre autodidacte, représentante de l’art naïf, Maria Primatchenko qui «a fasciné Picasso avec ses tableaux colorés et fantasmagoriques» peints à la gouache ou à l’aquarelle sur papier Wathman, est devenue un symbole, à plus forte raison depuis le 28 février 2022, quand le musée qui abritait bon nombre de ses toiles, à savoir: le Musée Ivankiv, au nord de Kiev, a été détruit par les frappes russes.
Actuellement (depuis ce 7 juin), le Lëtzebuerg City Museum lui rend hommage, le temps d’une expo de petit format. Une expo symbolique, certes («juste» une salle) – arrimée aux manifestations des Ukrainians Days organisées par l’association LUkraine.lu –, mais très belle, originale, qui rend vibratoire un don pictural «donnant vie aux idées, aux sentiments et aux impressions».
Elle disait puiser son inspiration dans ses rêves – visuel ci-dessus: Perroquets se promenant sur les coquelicots en été, 1990, gouache sur papier (© Prymachenko Family Foundation). On succombe jusqu’au 3 septembre. Infos: citymuseum.lu
On quitte Luxembourg. Diagonale vers Esch-sur-Alzette.
Rencontre avec une oeuvre en lévitation. Celle de Tina Gillen, qui questionne la peinture, la couleur, celle qui dit le chaud et le froid, la dune (visuel ci-dessus: Dune, 2022, acrylique sur toile © photo: Tina Gillen-Courtesy de l’artiste et Nosbaum Reding) et l’iceberg, celle qui traduit des habitats et surtout des façons d’habiter. En fait, à travers ses géométries, ses architectures, ses maisons, à travers aussi ses limites d’abstraction, Tina parle d’elle, à la fois rêveuse et anxieuse, et toujours en itinérance, fascinée/préoccupée par les éléments naturels comme ils peuvent se déchaîner, et tentée par le refuge.
Tina Gillen, sensible à l’heure bleue, expose actuellement à la Konschthal Esch. Première expo monographique de l’institution (en finissage d’énièmes travaux). Des œuvres rameutées de la 59e Biennale de Venise – Tina y a représenté le Luxembourg en 2022 avec Faraway So Close – mêlées à des oeuvres nouvelles, le tout orchestré par une scénographie qui favorise un regard à la fois transversal et panoramique. Du dehors au-dedans et vice versa. De l’intime à ce qui nous lie tous et chacun, aller-retour.
Avec Tina, un hasard salutaire me fait tomber sur un manifeste intitulé Seule l’imagination peut nous sauver, signé par un homme de théâtre en colère, Michael De Cock, héraut d’un théâtre qui n’est «pas au service d’une carrière ou d’une trajectoire», qui dit que l’art, «c’est du moins ce qui nous relie et ce qui demeure. C’est ce que nous mettons de vulnérable au milieu de nous (…). Aucun tableur Excel ne peut nous apprendre ce que nous apprend l’art… ».
Voilà, c’est dit. Et ça fait du bien, comme un coquelicot.
Ce qui ne fait pas de mal non plus, c’est – juste avant la visite de Flying Mercury de Tina Gillen (j’y viens, j’y arrive) – de vous proposer une petite digression en 4 temps, comme la valse…
Chronologiquement, ça donne ceci.
Au LUCA (Luxembourg Center for Architecture,1rue de la Tour Jacob), là où (le 6 juin) a eu lieu la présentation de l’ouvrage scientifique Mansfeld revisited, portant sur l’état de la recherche et les perspectives d’avenir du site «Mansfeld», là où l’expo des cinq projets retenus pour la deuxième phase du concours d'idées européen pour la remise en valeur du site Mansfeld et de ses vestiges, reste visible jusqu’au 16 juin.
A la Villa Pauly (57, boulevard de la Pétrusse), où, du jeudi 8 juin au vendredi 7 juillet, une exposition de dix photographies retrace l'histoire de la Gëlle Fra – Monument du Souvenir (situé sur la place de la Constitution) réalisé par le sculpteur luxembourgeois Claus Cito –, de son inauguration en 1923 (il y a donc 100 ans) jusqu’à aujourd'hui. A côté de clichés historiques, comme par exemple la démolition de la Gëlle Fra par l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore sa participation à l'Exposition universelle de Shanghai en 2010, sont aussi à découvrir des images thématiques, dont la Gëlle Fra pendant la saison hivernale. Expo accessible (entrée gratuite) du mardi au vendredi de 13.00 à 16.30h.
Avant que j’oublie, avis aux amateurs de précieux papiers jaunis, le 9 juin, c’est la Journée internationale des archives, du coup, les ANLux (Archives nationales de Luxembourg) proposent un cycle d’ateliers autour de la conservation d’archives personnelles (on se renseigne sur anlux.lu).
Quant aux Rotondes, elles sont… En campagne (bonjour les élections communales !). Ce qui ne les empêche pas de programmer un autre… cirque. Explication.
Aux portes de l’été, on se voit déjà les pieds dans l’eau. C’est une réalité pour la compagnie belge Familiar Faces, un quatuor acrobatique, qui profite d’une scène bien arrosée pour nous offrir un ballet quasi aquatique (visuel ci-dessus)! L’eau contrarie glissades et portés, invite à l’imprudence, incite à frôler l’incontrôlable, la preuve dans Surface, une irrésistible vague de fantaisie qui déferle le jeudi 8 juin, à 19.00h (sachant que la représentation du 9/06 est complète). A partir de 8 ans. Recommandé aux adultes. Billetterie: tickets@rotondes.lu
Sinon, campagne oblige, alors que les affiches électorales garnissent les palissades et colorent les places publiques, les Rotondes ont donc décidé d’apporter leur modeste contribution à cet exercice de communication.
C’est ainsi, depuis le 1er juin, que le site de Bonnevoie arbore des affiches inspirées de ce moment important dans la vie de tout·e citoyen·ne, commandées auprès de huit créatif·ve·s: Etienne Duval (YO Studio), Laurent Daubach, Jessica Frascht, Mik Mühlen, Livia Montini, Jeff Poitiers, Gilles Scaccia et Henri Schoetter.
«Chacun·e a eu recours à son outil de création et/ou son animal de prédilection pour poser un regard mi-amusé, mi-ironique sur une forme de communication peu connue pour sa fantaisie. Avec, à chaque fois, des slogans tellement bien ficelés qu’on pourrait les prendre pour des vrais, surtout si on oubliait de faire appel à son sens critique».
Dans la foulée, pour coller au plus près de l’actualité, les Rotondes donnent la possibilité de s’enthousiasmer ou de s’énerver – bien sûr de manière neutre et sans prendre parti – sur les résultats des élections communales du 11 juin, ce, en deux temps, lors d’un «Brunch électoral» de 10.00 à 16.00h, et en soirée, avec «The Vote» dès 18.30h.
Mais le 11 juin, c’est aussi «poète, vos papiers», pour le dire comme Léo Ferré. Et c’est à Paris que ça se passe, Place Saint Sulpice, là où le Marché de la poésie, le plus grand rassemblement du genre en France, installe sa 40e édition du 7 au 11 juin, là où le Luxembourg présentant ses plumes au stand 515, est précisément mis à l’honneur sur la scène du chapiteau dimanche (le 11/06): à 15.15h, avec Jean Portante, à l’occasion de la parution de Tout battement est secret / Poésie de Cuba 1959-2022, aussi à 16.30h avec Paul Mathieu, en discussion avec Florent Toniello (rencontre organisée par Kultur | lx,), sachant enfin qu’à 18.15h, hommage sera rendu à Anise Koltz par Jean Portante et ses amis éditeurs.
Notez que c’est la Kulturfabrik d’Esch qui recevra une des «Périphéries du Marché» le 19 juin, ce, sous la forme d’une rencontre littéraire réunissant Ulrike Bail, Florent Toniello, Laure Limongi et Guillaume Artous-Bouvet, avec accompagnement musical assuré par Triana y Luca.
En attendant, nous voici au 29 Blvrd Prince Henri, à la Konschthal Esch, qui accueille Flying Mercury de Tina Gillen, artiste peintre luxembourgeoise.
Flying Mercury? C’est le titre de l’expo, qui fait référence à la sculpture de Mercure s’élevant vers les cieux de Jean de Bologne (vers 1565), aussi à un essai d’Olivier Zybok consacré en 2008 à l’oeuvre de Tina, à l’idée de flottaison dans l’espace, de défi des lois de la pesanteur. Et donc, Tina navigue. Entre ciel et terre – du reste, l’eau qui fait raccord avec l’actualité des inondations, préoccupation environnementale/écologique, est agent de mouvement, de déplacement, d’engloutissement. Entre les échelles, les perspectives, le plan et le tridimensionnel, la surface et la mise en espace, le proche et le lointain, le corps et le regard, la réalité physique et l’expérience visuelle. D’ailleurs, une expo de Tina, c’est clairement de l’ordre d’une expérience à vivre.
Sur l’oeuvre de Tina, en amont, pendant et en aval de la Biennale de Venise, l’encre a coulé, autour de ses représentations architecturales comme isolées du sol, «comme en suspens au-dessus d’un paysage abstrait et dénué de tout repère…». Et le visiteur/spectateur de partager d’emblée une sensation, celle d’être englouti… Un phénomène picturalo-psychologique fondamentalement lié au rapport actuel de l’homme à son environnement, auquel Tina propose une sorte d’échappatoire, sinon de contrepoids, sous la forme d’installations sculpturales, Exit (2021) et Rifugio (2022), deux constructions en bois, qui disent la cabane perchée dans l’arbre de l’enfance mais surtout la nécessité du recul, de s’asseoir, de regarder, de réfléchir, le temps d’une prise conscience. En tout cas, «on entre dans l’œuvre».
Exit se situe au rez-de-chaussée («en bas, on est au niveau de l’eau») mais c’est aussi un habitat, donc, «un dedans», tandis que Rifugio, au dernier étage, a autant l’allure d’un chalet que d’un poste d’observation, d’où l’univers de Tina livre toutes ses dimensions et profondeurs: «voir ce qui hante les œuvres, dont le regard sur le réel et l’irréel, l’intérêt pour la dualité des choses, apesanteur et gravité».
Alors, oui, pour Flying Mercury, Tina a déconstruit l’ensemble vénitien de Faraway So Close pour en extraire certaines œuvres, mais en déplaçant ces œuvres de Venise à Esch, de l’architecture de l'Arsenale à celle singulière de la Konschthal, en y associant des créations existantes et nouvelles – soit, une quarantaine de pièces, choisies sur 25 ans de production, les plus anciennes remontant à 2005 –, elle réussit une mise en résonance aussi sensible que sublime de ses questionnements plastiques et sociétaux, de sa vie aussi. «Je me laisse imbiber de l’espace avant de faire un choix d’accrochage».
Tina joue avec l’ombre et la lumière («je travaille à la lumière artificielle car la lumière est dans mon tableau»), le très conceptuel en même temps que le très graphique, le traitement de la couleur, les formats, les zones de transition (haut et bas, eau et ciel, chaud et froid), les forces de la nature…
Autour d’un soleil gigantesque, puissant, aux rayons jaunes qui dardent comme des épées, des maisons – toutes existent, photographiées préalablement ou piochées dans divers stocks d’images, cartes postales incluses). Parce qu’une maison, «c’est le miroir de la société humaine». En même temps, pas âme qui vive, comme si la maison était un personnage, comme si Tina en tirait le portrait. Sur pilotis («j’aime la maison en hauteur»), ou tantôt maison ouverte «pour que l’horizon la traverse», tantôt maison fermée «comme si elle se protégeait», et en ce cas, plutôt moderniste, blanche comme un iceberg, flottant dans le crépuscule, «l’heure bleue c’est le moment que je préfère, c’est une transition vers l’imaginaire, l’intérieur».
Et puis, la subjuguante série des fenêtres. La fenêtre, interface qui permet de regarder vers l’extérieur et qui, à la fois, protège dudit extérieur. Mais fenêtre ouverte ou fermée, sommes-nous à l’intérieur ou non, l’ambiguïté est totale. Toujours est-il que, prosaïquement, la fenêtre, c’est un châssis, et qu’avec Tina, partant de cloisons aussi épurées qu’épaisses, l’idée de la chaleur dans l’espace est induite par le jeu de couleur (du rouge ou du bleu en camaïeu). C’est troublant. En tout cas, avec sa fenêtre-tableau, Tina éprouve la limite de l’abstraction – visuel ci-dessus: Heat II, 2022, acrylique sur toile © photo: Tina Gillen - Courtesy de l’artiste et Nosbaum Reding).
Plus loin, une station à essence, une architecture urbaine en l’occurrence déserte/désertée mais parfaitement identifiable malgré la disparition de la lettre «s» de l’enseigne lumineuse, qui fait que Shell devient… un enfer.
Tina a ses boucs émissaires. Et ses alertes.
Aussi ses terreurs, ou beautés terribles. Comme cet orage qui l’a surprise dans les Alpes, la foudre pulvérisant le rétroviseur de sa voiture. Un vécu transposé sur toile. Scindée en deux. Avec, d’un côté, une ligne brisée noire zébrant grandeur nature l’encre de la nuit et de l’autre, une irisation, un arc-en-ciel qui, dans le miroir brisé, dit pareillement le paysage fragmenté – visuel ci-dessus: Rain or Shine, 2013, acrylique sur toile © photo: Tina Gillen - Flemish Community Collection | M Leuven).
Tina Gillen, c’est l’épure et le silence, un mode d’emploi du comment cohabiter les uns avec les autres. A (re)découvrir sans modération.
Infos:
Konschthal Esch: Tina Gillen, Flying Mercury, jusqu’au 12 novembre, entrée libre, mer. de 11.00 à 18.00h, jeu. de 11.00 à 20.00h, ven/sam/dim. de 11.00 à 18.00h, konschthal.lu
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