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Marie-Anne Lorgé

Le désir des choses rares

A chaque jour son mirage. Et celui de ce matin, observé à travers le rideau, est à la fois banal est sublime: Le ciel est bleu, pourtant la neige plane, légère au point de rester en suspension. Comme des grains de sucre trop rêveurs pour toucher le sol.


Ça pourrait relever de la photo impossible, sauf à savoir que, selon Roland Barthes, l’essence de la photographie c’est précisément de dire «ça-a-été».


Pas de panique. Ce qui s’offre actuellement au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, en deux salles obscures du rez-de-chaussée, est d’abord de l’ordre de l’expérience, celle de la perception, celle d’«une fêlure existant dans l’espace intime de notre regard».


Ça commence par un paysage rocheux, avec un lit de rivière. En noir et blanc. Allez savoir s’il s’agit d’une photographie, en l’occurrence argentique, ou de traits, donc, d’un dessin, à la main et à la mine. C’est de toute beauté, elle se suffit. Sauf que.


Sauf que le questionnement paysager se diffracte soudainement, il rebondit sur l’histoire de la photographie, soit, sur l’argent, minerai précieux: étalon monétaire devenu étalon artistique. Et donc.


Serait-ce que la mine de plomb pourrait prendre le relais de l’argent en voie d’épuisement? Et serait-ce que la raréfaction des mines argentifères expliquerait l’avènement du digital – ou la fin de «la préciosité du regard» (au sens littéral)? En amont, ou au commencement, serait-ce que le daguerréotype (dû à Louis Daguerre, 1787-1851) a pris son essor avec l’exploitation des mines d’argent et qu’alors, une photo en or (utilisant des sels d’or) eût été aussi conçue (par Hercule Florence, 1804-1870)? – autrement dit, serait-ce que la représentation photographique est née du «désir de choses rares»?


Réponse aussi poétique qu’engagée dans Silver Memories, en compagnie de Daphné Le Sergent, invitée au «Casino», en prélude à la 8e édition du Mois européen de la photographie (qui battra son plein dès fin avril… jusqu’en automne).



Daphné Le Sergent (née en 1975 en Corée du Sud, vivant et travaillant en France) brouille d’emblée les frontières dans la première salle, une salle noire. Là, une série de «tableaux» représente des roches, démultipliées entre profondeurs et surfaces, comme de riches gravures, comme aussi «un clin d’œil à l’esthétique pictorialiste de la fin du XIXe siècle». Pour parfaire le jeu d’échelles – de près, de loin –, Daphné mélange les médiums, à savoir: le dessin (on voit le travail de la main, la gestuelle) et la photographie (c’est le travail de l’œil, captif du procédé industriel), médiums qu’elle agence pour faire naître… le mirage: les roches à la fois concrètes et abstraites, sont-elles réelles ou fictives?


Au final, l’installation de cette première salle se compose de cinq «tableaux», dont chacun est un assemblage (contrecollé sur Dibond) de représentations de différents espaces rocheux, qui sont donc, chacun, le résultat bluffant d’un alliage de médiums. C’est la façon de Daphné de repenser le paysage, qui est «une façon aussi de repenser la photographie».


Et d’ailleurs, dans cette impressionnante installation – une invitation à se laisser subjuguer, non à se prendre la tête –, l’artiste ajoute deux faux daguerréotypes, l’un couleur métal argenté, le second couleur or, histoire de poser le véritable propos de son travail, celui d’une «photographie vue non comme une image mais comme un produit de fabrication industrielle», qui «aurait eu une autre multiplicité si on avait privilégié l’or».


Nous y voilà. A la photographique argentique objet d’enquête de Daphné Le Sergent. Enquête menée en deux temps baptisés Silver Memories. Avec, d’abord, un récit poétique – grâce aux énigmatiques photographies-dessins –, lequel récit lui permet ensuite d’enrober au mieux une saga historique, ou «l’histoire de la photographie selon une perspective économique et géopolitique spéculative liée à l’extraction (minière) et à la fabrication du métal (argent)», ce, sous la forme d’une vidéo, projetée dans la seconde salle obscure du «Casino».


Intitulée L’image extractive, cette vidéo – une compilation d’archives, de la colonisation des terres mexicaines au XVIe siècle jusqu’aux récentes fluctuations boursières –, raconte en même temps qu’elle dénonce – subtilement mais sans équivoque – les impacts tant sur l’écologie que sur les décisions politiques quant au forage de données, ou data mining, mais aussi sur la représentation photographique, une voix off rappelant ainsi que «c’est quand l’argent passe de 11 à 50 dollars que Barthes écrit "La Chambre claire" et dit son fameux "ça-a-été"».


Image extractive est une démonstration-réflexion visuelle aussi inédite que stupéfiante, savamment documentée (sans être indigeste) et clairement développée… en 20 minutes. A ne bouder sous aucun prétexte, l’œil en sort groggy mais démystifié.


Photo © Mike Zenari: Daphné Le Sergent, La préciosité du regard et le désir des choses rares 4, 2021. 4 photos-dessins, tirage jet d’encre pigmentaire, transfert d’images photographique, contrecollage dibond.


Infos:

Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, Luxembourg: Daphné Le Sergent, Silver Memories, proposition multimédia: projection vidéo et installation de photographies-dessins, jusqu’au 6 juin 2021. Tél.: 22.50.45, www.casino-luxembourg.lu

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