C’est une fin de jour. Vue sur le village, sur les auréoles orange des lampadaires publics, leur luminance sur fond de nuages roses, annonces du boulevard du crépuscule.
Mon chien me signifie la fin de la balade; aux buissons, du givre s’accroche comme une meringue.
La saison s’avance dans sa phase gourmande, entre nic-nac et spéculoos.
Juste espérer que le gel ne contrarie pas la folle distribution nocturne de Saint-Nicolas (à l’heure qu’il est, j’ai eu écho de toits oubliés mais pas impraticables). Tout comme celle du Père Noël.
C’est que, tout de même, se glisser dans des milliards de cheminées en une seule nuit, voilà qui suppose une condition physique surnaturelle et qui requiert une dose colossale de ce que les experts nomment la «pensée magique».
De cette pensée, on s’en souvient tous, comme du moment où, selon les mêmes experts, le doute… a «fait grandir», au risque… de désavouer à jamais l’imaginaire – ce qui nourrit bien des nostalgies, ce qui aussi féconde bien des frustrations actuelles. «Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton (…) Il faut que l’imagination prenne trop pour que la pensée ait assez» (Bachelard, 1943).
En tout cas, je me surprends… à exhumer de mes cartons tous les accessoires, les décorations, les rubans, les couronnes et autres objets, dont ces boules où tournoie une neige éternelle, qui gomment le temps, me propulsant dans un avant où la fête disait la simple joie d‘être ensemble.
Ce qui m’amène tout naturellement à vous parler d’Ebullitions, une très sympathique – et élégante, parfois touchante – expo qui brasse des bulles, de tout acabit, de toutes les matières, celles du champagne, du savon et de toutes les interprétations… pourvu qu’il y ait l’ivresse. A l’Espace Beau Site (Arlon) – j’offre la tournée ci-dessous.
Et, dans les environs, vous parler aussi d’une surprenante expo dédiée aux portraits, surtout à ce langage non verbal auxquels participent nos yeux ou, plutôt, nos regards. Au Domaine du Clémarais (Aubange). Treize belles rencontres, dont avec Maxime Frairot, un Lyonnais qui vit à Troyes, croqueur de personnages colorés un tantinet bornés mais affectueux – de dignes héritiers des Bidochon –, aux yeux démesurés, écarquillés, exorbités, parfois ahuris – autant de miroirs de leurs rapports à la société – mais toujours agglutinés en famille(s) ou en communauté(s) (visuel ci-dessus) – la suite en bout de post.
L’œil traduit, trahit, mais l’œil aussi écrit. Un dispositif existe qui permet d’écrire grâce aux mouvements des yeux, et précisément, c’est cette seule activité oculaire qui permet à Pone, iconique beatmaker (de Fonky Family) atteint de la maladie de Charcot, d’encore pouvoir communiquer, s’exprimer de façon créative.
Je pense dire un truc bateau mais tellement vrai me concernant, tout est possible, «écrit» Pone. La preuve en lumière, avec un puissant faisceau lumineux qui du haut de la tour du Fanal du fort Saint-Jean (Mucem) à Marseille balaie le Vieux-Port comme une vigie, ce, toutes les 15 minutes, durée correspondant exactement à la capture et à l’archivage du mouvement des pupilles de Pone: c’est fort et beau comme un poème, et cette façon de métamorphoser une vie rétrécie en un monument est une oeuvre intitulée pour la cause Le Phare, c’est l’oeuvre d’une inouïe humanité de David Brognon & Stéphanie Rollin, deux artistes – dont les créations figurent dans moult collections (Centre Pompidou, MACVAL, FRAC, MAC’S Grand-Hornu, BPS 22, Mudam, e.a.) – pour qui l’art donne un sens à notre vie et à notre monde. Je vous raconte très vite, à la faveur d’une visite d’atelier.
Avec David et Stéphanie, nous sommes à Luxembourg. J’en profite pour faire un bref détour (annoncé dans mon précédent post) par la Villa Vauban qui rend un attachant – et inattendu –hommage au peintre luxembourgeois Jean-Pierre Beckius (1899-1946), à ses Impressions d’ici et d’ailleurs, surtout à ses gros plans de «non-lieux», ces intérieurs non identifiables mais habités de lumière – une vision/conception très contemporaine – où, notamment, une jolie jeune femme saisie de profil rêve debout devant une fenêtre ouverte sur des frondaisons: osmose du dedans et du dehors, la nature fait corps et la silhouette féminine, portrait intimiste/ intériorisé irradiant, de devenir une apparition divine, en tout cas, une incarnation d’une infinie tendresse: on s’étonnera donc peu de savoir qu’il s’agit de l’épouse du peintre, qu’elle se prénomme Gabrielle et qu’elle est l’ange d’un format à l’huile enfanté par un message d’amour – dixit visuel ci-dessus: L’ange Gabrielle, © Collection privée, photo Dunja Weber. Je vous réserve une visite prochainement.
Du coup, avant de chausser mes bottes, deux rendez-vous encore à vous confier.
Celui de l’Académie luxembourgeoise qui, dans ses locaux d’Arlon (en contrebas de la Maison de la Culture) réunit les poètes Michèle Garant, Marie-Claire Verdure et Monique Voz, aussi conteuse de mondes, au chevet de quelques figures féminines significatives: Virginie Despentes, Frida Kahlo, Hypatie d'Alexandrie et Hildegarde von Bingen. Du sensible et du hors-piste… le 11 décembre, à 18.00h.
Et celui de TSF.
Alors, TSF pour Textes sans frontières, c’est quoi? Initié par Serge Basso de March et la Kulturfabrik dès 2004, ce projet – qui réunit aujourd’hui des partenaires culturels du Luxembourg (en l’occurrence le collectif Bombyx), de la Belgique et de la région Grand Est – propose un festival de lectures de textes dramatiques contemporains. A chaque édition, un pays, un continent, ou une langue mis à l’honneur à travers ses dramaturgies contemporaines, et cette année, il s’agit de (traductions de) textes allemands et autrichiens.
Le principe est simple. S’emparer de ces textes en réaliser une mise en voix, c’est-à-dire une lecture par 3 à 5 comédiens dirigée par un metteur en scène sans moyen technique particulier avec l’idée que ces lectures soient «tout-terrain» afin de tourner sur le territoire de la Grande Région.
TSF est donc un projet itinérant qui, aujourd’hui, fait pérégriner 4 textes – Fritz le fils du pêcheur, Cygnes noirs, La Maison sur Monkey Island, La Différence subtile – et 19 artistes – dont les Luxembourgeois Joël Delsaut, Denis Jousselin, Nicole Max – en 9 lieux – dont Théâtre La Madeleine à Troyes, Espace Koltès à Metz, Bibliithèque universitaire Saulcy, Médiathèque de Nilvange, Université d’Esch Belval, Théâtre du Centaure à Luxembourg – jusqu'au 20/12.
Pour tout voir/entendre en un lieu/une date, une intégrale est à l’affiche du Théâtre du Centaure (Luxembourg) le 15/12, dès 11.00h, entrée libre, avec brunch (à 11 euros, réserv. tél.: 621.72.63.00 ou collectifbombyx@yahoo.com).
Première escale, Arlon, Espace Beau Site. Où prévaut une idée de fête, thème – voire un état d’esprit – promu par l’Atelier 321, nom d’un collectif né il y a 10 ans au 321 avenue de Longwy, adresse du garage Beau Site et de la galerie-mezzanine qu’il abrite, et que les membres dudit collectif n’ont cessé d’explorer jusqu’à ce jour. Le tour de la question étant fait, il fallait un nouveau projet, et c’est ainsi, au seuil de cette période festive de fin d’année, que sont nées… les bulles, indissociables du sublime breuvage qui pétille et de sa région, la Champagne – du reste, un artiste champenois fait partie de l’aventure, Franck Guidolin, avec un Train de bulles, une série d’impressions par gaufrage, technique permettant d’obtenir des motifs en relief, soit: des dizaines de petits pois aux allures de flocons qui dansent sur le papier… aussi blanc qu’une neige.
La Champagne aussi avec Marc Ducé, qui grave et crayonne les vignobles sur des carrés de plâtre. Champagne enfin avec Yolande Benats qui s’est immergée tant dans les vignes que dans le verre, réalisant, en l’occurrence à l’huile, un portrait véritable, et bigrement sensuel, du vin effervescent, avec sa robe dorée et dans ses transparences, un délicat chapelet de fines bulles qui crépitent. A côté des verres – il y en a deux, parce que ce genre de nectar ne se déguste pas en solitaire –, des coteaux et leurs camaïeux de vert que Pierre François, le galeriste, traduit en mots suaves.
En fait, chacun des neuf membres du collectif a choisi un/une partenaire de création. Dix-huit artistes plongent ainsi dans les Ebullitions – c’est le titre de l’expo, synonyme de vive agitation ou du changement d’état liquide à l’état gazeux –, et partant de la forme – corps rond, bille, sphère –ou d’un sens caché sinon double, chacun, selon son médium spécifique, s’éclate à faire remonter des histoires à la surface.
Alors, ici, selon le binôme Anne Loriers & Benédicte Pirenne, le muselet devient l’objet d’une écriture imaginaire. Là, c’est le graphisme de métal de Germaine dessinant dans l’espace une grappe de raisin. Au sol, une proposition écologique de Sonja Scheitler: un frein à l’échouage des plastiques dans l’océan … grâce à une suite de dalles en céramique nappées de verre, lequel à la cuisson se met à bouillonner, formant au final une… Barrière de bulles. Aussi, il y a l’énigmatique installation de Claude Lardo, en fibre de bois sciée et mélangée à de l’eau pour faire une pâte: allusion il y a au jeu de Go, mais tout blanc, avec non des pierres mais des boules blanches disposées selon une progression arithmétique liée aux seuls chiffres impairs, 1, 3, 5, 7 et 9, lesquels, symboliquement, expriment le retour à l’unité.
De représentations en interprétations ou métaphores, de dimensions en techniques diverses, on croise aussi la prairie de Françoise Bande, formée de 49 petites éponges vertes circulaires, hirsutes de fils de coton vert, histoire de brouiller les mots, pré en bulles et préambule. Dans la foulée, il y a de la gravure, du crochet, de la dentelle – cfr la micro galaxie ton corail de Marie-Françoise Poncelet, gravitant sur un miroir (visuel ci-dessus).
Enfin, moment émotion, avec une bouleversante œuvre posthume de Cynthia Evers, décédée en août 2024, à jamais «dans sa bulle», la tête enfouie dans ses mains, un état d’âme de pinceau et de crayon.
Finalement, la bulle change d’humeur selon les circonstances, elle peut peser lourd ou faire mousser la vie.
A l’Espace Beau Site, Arlon, jusqu’au 22 décembre, du mardi au vendredi de 10.00-12.00h/13.30-18.00h, le samedi jusqu’à 17.00h, et les dimanches 15 et 22/12 de 15.00 à 18.0h, www.espacebeausite.be.
Au Domaine du Clémarais, salle la Harpaille, à Aubange, une expo nous dévisage. Toute dédiée au portrait, qui tient une place particulière dans l’histoire de l’art.
Selon Pline l’Ancien, sa fonction première serait de «rendre les absents présents». C’est le cas de Rodrigue Vanhoutte, peintre belge né en 1973, qui s’est éteint le 1er août 2024 en laissant une œuvre qui, pour le moins, ébranle, où percolent l’esprit et le style torturé d’un Francis Bacon tant les traits sont ravagés. Yeux hallucinés, sinon cousus, joues labourées, bouche tordue. En fait, il s’agit d’autoportraits, de représentations par l’artiste lui-même de son visage martyrisé par un cancer particulièrement déformant. Ce visage, c’est sa biographie, et sa peinture, la manifestation la plus intime de sa vulnérabilité (visuel ci-dessus). Et d’où que l’on se trouve, les yeux toujours nous prennent à témoin. Et c’est un choc.
En tout, 13 artistes, majoritairement belges – exception faite du Français Maxime Frairot (re voir ci-dessus), de «Savethewall», ou Pierpaolo Perretta de son vrai nom, un Warhol italien qui défigure, gomme moult visages célèbres à la bombe noire, les réduisant à une silhouette devinette, et de la Luxembourgeoise Marie-Christine Sosson au chevet des femmes invisibilisées, grillagées par le patriarcat ou la religion –, 13 artistes, donc, des peintres surtout, hormis deux sculptrices, Evelyn Hamoir (de Dion-Valmont) pour le bronze et Sarah Bourlard (de Waterloo) pour un travail du bois à la tronçonneuse, rejointes par Isabelle Cellier (née à Amiens) pour une création textile notamment remarquée en 2019 au musée de La Piscine de Roubaix, et un cortège de portraits tantôt en pied, tantôt en buste contribuant à amplement revisiter le genre, à en donner une lecture bluffante.
En cours de lecture, arrêt sur l’étrangeté de l’autodidacte virtonais Gary Kneip qui fait naître/disparaître des visages dans des acryliques aux allures de schiste, arrêt sur la singularité technique de Sébastien Hautrive (aussi de Virton), ses troublants bas-reliefs en bois fabriqués à partir de photographies de quidams rencontrés lors de ses voyages au Cambodge ou au Laos, et, parlant de trouble, arrêt sur celui, absolu, de Jean Janssis, photographe sublimateur de sensualité – on se souvient (et c’est indélébile) de ses Corps impressionnés présentés à l’Espace Beau Site en 2022. Grâce à ses tirages pigmentaires à la gomme bichromatée, les rapports d’ombre et de lumière se chargent une densité quasi tactile, en totale résonance avec les émotions qui suintent des corps, voire avec leur charnalité.
Le rendez-vous ne se rate pas, qui déshabille nos regards. Jusqu’au 15 décembre – les jeudi, samedi et dimanche de 14.00 à 18.00h, nocturne le vendredi 13/12 de 18.00 à 21.00h; en lien, le spectacle Dali c’est moi d’Angel Ramos Sanchez le jeudi 12/12 à 20.00h annonce complet ! Dévernissage en musique (duo piano-violon) le 15/2 à 19.00h. Infos: www.ccathus.be
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