Dans son dernier roman, Andreï Makine retrace l’évolution d’un monde, de la Russie tsariste de 1913 à nos jours, en seulement 198 pages, juste des pages enroulées autour d’un essentiel, la rencontre amoureuse avec une femme sur une plage en1913, qui ne cessera de le hanter tout au long de sa vie, qui va le libérer du temps, de son flux, le maintenant dans la beauté et la lumière malgré les horreurs du siècle. C’est le phénomène du calendrier ancien dont parle Makine, relayant ainsi une théorie à la Proust qui dit que nous avons tous vécu des instants, qu’il appelle «instants privilégiés», où on se sent éternel.
Chacun a cet ancien calendrier en lui, on peut y revenir sans cesse sans que rien n’ait bougé, indestructible vis-à-vis du temps.
Or il se fait qu’avec l’artiste (française) Julia Cottin et ses colonnes de bois installées à la Konschthal Esch, quelque chose de mon calendrier ancien a frétillé, lié à mon goût de l’errance entre les arbres né un beau jour du hasard traversé par une vieille dame amie des noisettes et des aubes qui fabriquait des contes en marchant.
Les contes nichent souvent en forêt, lieu baudelairien, d’une beauté tantôt inquiétante, tantôt magique, souvent réservoir de récits tricotés par des écrivains d’abord marcheurs – lesquels contribuent, sans être actionnaires de l’écotourisme, à la vogue randonnée … du reste salutaire (exception faite des cordées insensées qui piétinent le respect que suppose l’ascension de montagnes mythiques).
«Marcher nous rend immenses», écrit Jean-Pierre Otte, qui ajoute, histoire de faire fi de l’orgueil sportif, histoire surtout de concilier humilité et majesté du vivant, marcher «nous confond aux arbres».
Alors quid de Julia Cottin? Non pas une écrivaine, mais pour autant une conteuse, et très probablement une arpenteuse, et d’abord une artiste sculptrice, et une architecte, originaire de Bourgogne (mais vivant à Paris). Qui parle à l’oreille… du hêtre, du frêne, du chêne, du merisier, ces essences qui racontent l’arbre… devenu bois à édifier des colonnes, ces assises du pouvoir, par panthéons (officiels/politiques ou religieux) interposés, pouvoir temporel ou social qui ne résiste à l’amnésie du temps que par le biais physique, tangible de l’ossature (bois): c’est elle, au final, qui recouvre/incarne le pouvoir, un pouvoir à la fois mémoriel et esthétique, et tout l’imaginaire qui va avec.
Donc, d’abord des troncs, non pas abattus mais laissés pour morts ou voués à un autre destin dans des scieries, et puis le travail de la tronçonneuse et de la gouge, un corps-à-corps qui donne naissance à des colonnes, avec socle, fût et chapiteau, un emprunt au vocabulaire de l’architecture classique mais inspiré par des codes à la fois romans et orientaux: une hybridation métaphorique… pour dire l’alliance des mondes.
Et les colonnes d’être installées dans l’espace d’exposition. Un faux temple composite (antique) inséré dans un temple d’art (contemporain).
Mais tout n’est pas encore dit de ces fûts sculptés, de ces segments de bois qui exorcisent l’arbre… qui ne cache pas la forêt. C’est que, justement, la forêt, c’est le principe moteur de l’œuvre de Julia, obsédée par le surgissement du vivant, de la nature, dans le bâti, le construit.
Pour la cause – et l’artiste de faire le même exercice en chaque endroit où s’installe son ensemble de colonnes, donc, installation in situ foncièrement nomade –, Julia a effectué un relevé topographique d’une proche zone boisée, à savoir: l’Ellergronn, la réserve naturelle d’Esch-sur-Alzette; relevé alors retranscrit dans la salle d’expo, une retranscription visible/lisible au niveau de la disposition des colonnes dans l’espace, une répartition en rien aléatoire puisqu’elle est l’exacte réplique d’un fragment de forêt, précisément de la forêt eschoise.
Mais sauf à désigner une grande quantité d’éléments, en l’occurrence des troncs, la forêt ici invoquée/convoquée est certes toute symbolique; quant aux colonnes, sculptures bien réelles, elles ne soutiennent absolument rien, pour autant, vidées de leur traditionnel et architectural rôle d’étai, de soutien (du plafond), ne les empêche pas d’avoir, elles aussi, une fonction symbolique: l’élévation.
Julia Cottin déclare «s’approprier les formes pour mieux en détourner les sens». En tout cas, à force d’inversion, de rendre réversible le matériel et le figuré, sa Forêt de Juma est une troublante création – d’aucuns parlent de parcours initiatique – où l’émotion est palpable, où les récits muets ont une échelle aussi humaine que spirituelle. Immersion et vibration.
A la Konschthal Esch, l’été s’écrit au féminin. Outre Julia Cottin, à bien des égards proche de la démarche «refuge» de Tina Gillen (dans Flying Mercury), il y a l’artiste taïwanaise Hsia-Fei Chang (basée à Paris ) – déjà croisée en 2011 au Casino Luxembourg dans l’expo collective Second Lives, Jeux masqués et autres Je, ainsi qu’à Dudelange, au Centre d’art Nei Liicht, en 2015, pour son expo perso Worst Day of My Whole Life.
De photographies il s’agit (en couleur et en noir & blanc). Toute une frise imagée circule ainsi, comme une ligne d’horizon, sur les murs d’une salle du second étage. On entre en foulant un tapis qui repend le motif exotique d’un cercle de jeu parisien, le Club Berri situé près de l’Etoile, là où l’artiste a travaillé comme croupière pendant 2 ans: un travail réellement alimentaire, non pas juste un prétexte à la conception d’un projet photographique. Il n’empêche, c’est ce qui se donne finalement à voir, des centaines de selfies pris lors de moments de repos, tout autant pour traduire l’ennui que pour témoigner de la désillusion de cette vie plutôt nocturne, circonscrite à un milieu particulièrement clos, et machiste (photo ci-dessus).
Donc, 5 nuits par semaine, Hsia-Fei Chang «a donc revêtu un costume, celui de la jeune femme belle, vouée au divertissement d’autrui». Et ce qui suinte, c’est un questionnement sur les poncifs, sur les rapports hommes/femmes. Officiellement, chaque photo, au-delà du selfie, serait, pour l’artiste, une étape dans la transformation de soi. Ce qui est clair, c’est la non économie d’un regard cru, fesses et pubis à l’air. Si l’image projetée se veut celle d’une femme libre (libérée?), on peut aussi lire que «Je est un autre» et qu’entre le jeu et le sexe, les jeux sont effectivement faits.
Et Les jeux sont faits, c’est précisément le titre d’expo, complété par la célèbre formule d’une table de casino, le Rien ne va plus signifiant qu’il n’est plus possible d’aller à l’encontre du coup de dés, comme si – dans la vision désabusée de Hsia-Fei Chang, et dans la construction de son image tout autant – le casino était le miroir de notre société et de la place que la femme y tient… fatalement.
Les centaines de selfies sont escortées par une salve de portraits réalisés Place du Tertre, à Montmartre (depuis 2006). Hsia-Fei Chang s’est donc fait portraiturer par 32 artistes. Résultat? 32 portraits tous très différents – ceux-là déjà exposés en 2011 au «Casino» –, qui rééditent ce qu’ils sont censés déjouer, à savoir: les stéréotypes de la femme asiatique.
Les Jeux sont faits et Forêt de Juma sont à découvrir sans modération jusqu’au 15 octobre, à la Konschthal Esch, 29-33 blvd Prince Henri, entrée libre le mercredi de 11.00 à 18.00h, le jeudi de 11.00 à 20.00h et les vendredis, samedis, dimanches de 11.00 à 18.00h -www.konschthal.lu
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