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  • Marie-Anne Lorgé

Encre sympathique

Il est printemps moins 18 jours. Eh oui, cette année, l’équinoxe du même nom tombe un 20 mars, et non pas le 21. Timidement, mais sûrement, la nature commence sa photosynthèse, et la culture lui emboîte le pas, les arts aussi, qui développent de nouvelles feuilles vertes, suspendues aux vieilles branches de la canopée humaine.


Secouez les branches, elles sont pleines de larmes, d’interrogations, de paradoxes, de particules et… de jolies sorties de secours. Sens dessus dessous en 4 étapes, d’Ettelbruck à Dudelange en passant par Arlon. Un grand écart… pour bien de recentrer.



Et d’emblée, parce que la proposition parle «d’une puissance d’agir», à la fois raccord et contraire à la puissance de piller, voici, accueillie au Casino Luxembourg comme une carte blanche du Luxembourg City Film Festival 2023, l’exposition Ecosystem Assembly, conçue comme une exceptionnelle assemblée entre des artistes (15 au total) et des œuvres (films, vidéos, réalité virtuelle), «un lieu de dialogues silencieux», à partir de la notion de «zone critique» – fragile et en mutation – développée par le célèbre sociologue-anthropologue-philosophe Bruno Latour – décédé en octobre 2022 –, «cette zone complexe du vivant faite d’interactions et de rétroactions, où l’humain et le non-humain coexistent et partagent un devenir incertain» (visuel ci-dessus: Matthew Garrison, Night Life, 2021, Courtesy de l'artiste). Et l’enjeu des recherches des artistes tient en 9 mots: «pour que commence à se faire un monde commun».


Plongée dans ce vaste programme prospectif et documentaire – autour d’un axe pivot, l’ère Anthropocène – dès ce 2 mars, et on s’accroche jusqu’au 16 avril. Infos: ttps://casino-luxembourg.lu/fr/agenda/ecosystem-assembly


Toujours au «Casino», précisément dans l’InfoLab, notez déjà que le 17 mars, à partir de 19.00h, aura lieu une conférence, initiée par l’Uni, «autour du thème de la réalité virtuelle dans les pratiques artistiques», ce, dans le cadre de l’exposition Endodrome et donc, en présence de l’artiste qui l’a réalisée, à savoir: Dominique Gonzalez-Foerster.


C’est le moment de rebondir sur une collaboration entre le «Casino» et la Kufa, celle qui, le 21 février, réunissait l'accordéoniste luxembourgeoise Nataša Grujovic et le multi-instrumentiste américain Steve Moore. Eh bien, voici que le duo continue son périple musical… en hommage à cet expérimentateur de poésie sonore que fut Steve Kaspar – parti inopinément en octobre 2020 –, reprenant certaines de ses dernières compositions. Moment inoubliable programmé sur la scène de la Kufa (Kulturfabrik Esch) ce samedi 4 mars, 20.00h.


Sinon, arrêt entre l’ardoise et la gomme, entre le support d’écriture et l’effaçable. Sauf que ce qui advient défie le temps. Et pour le coup, on est dans l’Espace Beau Site, à Arlon – eh oui, j’y reviens souvent dans cette galerie mezzanine du 321 Avenue de Longwy, une faiseuse de Connivences – pour l’heure, deux plasticiennes belges s’y collent, l’une sculpteure, l’autre graveuse.



Dans l’école de l’enfance, il y avait le grand tableau noir mural, où s’alignaient les calculs et les participes passés. Et sur le pupitre, il y avait l’ardoise, mince plaque anthracite bordée de bois, celle des devoirs à la craie. Il y a cette évocation-là dans la nouvelle famille d’œuvres d’Anne-Marie Klénès, qui découpe, assemble, emboîte et plie des fines tranches de schiste comme des pages de livres. En fait, l’école est bien finie, c’est la métaphore littéraire qui s’invite, c’est le cheminement de l’écriture, secret ou sombre, à l’image du matériau, ce schiste fragile et grave, texturé mais pourtant aveugle, muet mais tellement vibratoire.


Anne-Marie Klénès aligne/installe/scénographie des pages schisteuses, parfois peintes de bleu, parfois architecturées comme des tabernacles appelés chambres, ici des angles droits, là, des arrondis, et puis, toujours, l’essentiel geste. L’ensemble tient du conciliabule, de petit format, à la fois graphique et méditatif, le noir accrochant la lumière comme une prière. D’ailleurs, deux ultimes très fines feuilles de schiste perforées, fixées côté à côte sur le mur blanc, évoquent inévitablement le moucharabieh, cette cloison ajourée typique de l'architecture traditionnelle des pays arabes, un maillage qui favorise le passage du vent… et le chuchotement des secrets.


De vent, il en est aussi question dans les gommes de Kikie Crêvecoeur, graveuse et illustratrice. Le vent de la mémoire, et celui qui chasse la nuit et le brouillard. Du reste, Nuit et brouillard, nom de code (Nacht und Nebel) employé par les nazis pour désigner l'opération d'extermination des résistants, c’est le titre à la fois d’un film documentaire de 1956 d’Alain Resnais sur la déportation et d’une chanson engagée de Jean Ferrat (1963) racontant le voyage des juifs vers les camps. Toujours est-il que dans la poésie de Kikie, toute tendue de bleu, les nuits sont d’abord des espaces d’étoiles et les brouillards des estompeurs de formes, les arbres devenant des nuages. C’est là que la gomme à effacer prend tout son sens.


Et donc, la gomme, c’est la marque de fabrique de Kikie Crêvecœur, c’est le souple et ludique, voire enfantin matériel qu’elle utilise pour développer sa technique de gravure.


Autant de petites gommes carrées, incisées, encrées, juxtaposées sur le papier, puis pressées, et autant de variations sur le thème de la constellation, avec des points lumineux qui d’abord trouent l’encre bleu nuit, puis qui s’évanouissent progressivement, en grappes, comme des lucioles, pour finalement, le jour se levant, coiffer un arbre d’une nuée éphémère. En clair, toute une constellation d’impressions remplies d’empreintes, de petits frottages, qui se déclinent comme des gammes… raconteuses.


Le passage est aussi ce thème qui, dans une série à l’allure de fresque, raconte les saisons et ses métamorphoses: chaque gomme est à elle seule un paysage, en tout cas, dans chaque gomme, un feuillage particulier, et l’assemblage de ce fouillis végétal quadrillé, faussement abstrait, restitue ce que peut être la nature au printemps ou en été, selon la couleur qui s’y prête.


Parallèlement aux gommes, Kikie Crêvecoeur pratique la linogravure. Dans la série exposée, des troncs stylisés, morts, autant d’aplats noirs disposés en 6 bandes verticales, indissociables mais permutables. Des troncs comme une parabole de la communauté humaine, chacun différent mais tous semblables, comme une métaphore aussi du laissé-pour-compte, de l’individu exclu, brimé. En fait, intitulée Des milliers, l’oeuvre fait incontestablement écho à Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers, la célèbre strophe de…Nuit et brouillard. Nous y revoilà, la boucle se boucle: de gomme en lino, Kikie invente un langage sensible, elliptique, hanté par l’effacement. Par la résilience aussi.


Klénès et Crêvecoeur ne se connaissaient pas, l’expo Connivences révèle et raccorde, par le noir et par le bleu, leur réflexion sur la mémoire, sur les «blancs» de notre existence, ce que Modiano appelle «encre sympathique» (visuel ci-dessus). On ne résiste pas… jusqu’au 19 mars, du mardi au samedi de 10.00 à 19.00h, les dimanches 5 et 19/03, de 15.00 à 18.00h - www.espacebeausite.be



Dans la foulée, si n’est déjà fait, poussez votre curiosité jusqu’au bistrot Ratelach de la Kufa, Charles Vinz, adepte du dessin d’observation et de l’impression lino, y accroche son regard sur la rue – « toujours porteuse de messages qu’ils soient rêvés, romantiques ou politiques » (visuel embouteillage ci-dessus) – et la foule, cet individu multiple. Jusqu’au 4 mars.


Et pour les fondus de gravure, je signale qu’Anneke Walch, membre de l’Atelier Empreinte, livre ses Echos dans cet espace plein de charme qu’est la Millegalerie à Beckerich à partir du 12 mars (vernissage le 11/3, à 18.00h). «L'écho d'un moment/ Ce qui reste d'un souvenir, d'un lieu, d'une expérience/… Au départ, le crayon. Puis les gouges. Du dessin spontané à l'image gravée».

Et maintenant, c’est parti pour un safari-photo. Enfin, point de chasse ni d’exotisme, bien sûr, mais la restitution intimiste d’un voyage (en couleur) de Neckel Scholtus à bord d’un van, autour de la mer Noire (avant la fureur des chars), et la minimaliste façon dont Michel Mazzoni parle des manifestations du gris. Rencontre à Dudelange.



On débarque au Centre d’art Liicht, où Michel Mazzoni, photographe français vivant à Bruxelles, arpenteur de l’environnement quotidien, capture le «presque rien». Faire circuler le corps pour faire circuler le regard… sur les interstices, les pleins, les vides, les éléments/objets auxquels on ne prête pas attention (radiateurs, pierres, fenêtres…). Et donc, «recourant à la manipulation, à la duplication et à la superposition», Mazzoni «donne naissance à des images composites», toutes mystérieuses, à la fois flottantes et ancrées, déclinées à coups de contrepoints – zooms dilatés ou serrés « et en séries de formats tantôt grands – truffés de grains et de pointillés –, tantôt petits – parfois proches de fins dessins minuscules.


Le tout s’intitule Flats Cuts, et c’est énigmatique, tout un jeu d’échos et d’ellipses, d’une extrême pureté, beau jusqu’au trouble (visuel ci-dessus). Ce qui est à l’oeuvre, c’est le travail du temps, c’est surtout quelque chose de l’ordre d’un réel liquide, cela qui nous entoure mais qui toutefois nous échappe, modulable à l’infini et «résistant à toute lecture symbolique».


Il y a du blanc – celui de la respiration – et il y a ce qui n’est pas noir, le gris qui dit le tournis, le gris de la distance, de l’entre-deux et de son imaginaire.


Flats Cuts tient aussi de la partition, d’une mise en musique singulière de ce monde qui n’est pas un objet mais une variable, mobile, élastique, altérable.



Quant à la photographe luxembourgeoise Neckel Scholtus, on suit son périple à la trace dans l’espace du Centre d’art Dominique Lang. Et de traces, c’est bien ce dont il est question dans A bord… en bord de mer Noire, un singulier voyage, aussi intérieur qu’extérieur, une création photographique intimiste où les paysages traversés, les maisons croisées, les personnages rencontrés, les objets trouvés, sont la projection d’un récit personnel (visuel ci-dessus).


En fait, Neckel observe, beaucoup, longtemps, accordant une désarmante attention aux choses infimes ou simples, surtout elle fait parler les traces naturelles et humaines en mettant en oeuvre un processus (parfois c’est un coup de dé du hasard) fait de correspondances, corrélations, analogies ou de transferts esthétiques ou symboliques, et ce faisant, et c’est d’elle-même qu’elle parle, de ses filiations, de ses liens à la terre, au corps.


Des images petits formats, épinglées en mosaïques ou patchworks, à feuilleter comme un livre ouvert, débordant de bienveillance, et de poésie, d’humour aussi.


Expos dudelangeoises toutes deux ouvertes jusqu’au 16 avril, du mercredi au dimanche de 15.00 à 19.00h.


On retrouve Neckel Scholtus à Grevenmacher, pile à l’heure du printemps, pour nous guider tout au long du nouveau parcours des artistes longeant la Moselle que le Kulturhuef Musée (musée de l'Imprimerie et de la carte à jouer) inaugure officiellement les 19 et 19 mars.

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