Sans doute que ça n’intéresse personne, mais je le dis quand même. L’une des leçons à tirer des récentes assises presse serait que le journaliste culturel écrit pour le plaisir. Le sien et celui du lecteur à d’abord édifier quant au coefficient de divertissement qui prévaudrait en culture (voilà qui devrait au passage faire grimacer un paquet d’artistes). Or, ce qui me semble être «the» valeur ajoutée de l’écriture dudit journaliste culturel, c’est… l’éducation du regard. Mais de ça, pas un mot pipé, pas même suggéré.
Du coup, est-ce bien raisonnable que je vous parle de l’oeuvre au bleu de Lynn Klemmer ou de la façon dont Tacita Dean explore les 3 cantica (Enfer, Purgatoire et Paradis) de la Divine Comédie de Dante? Est-ce que ça peut vous divertir – déjà que je n’ai aucun talent de fabricante de sketch…?
Soit. Il fait chaud. Pas judicieux donc de commencer ce texte par un Enfer. Restons néanmoins dans le ciel. Juste parce qu’il est bleu – avec cette heure absolument bleue du plein midi, quand la chaleur fait fondre les ombres, même sans aller à Ibiza – et que c’est la couleur qui sort de la tête de Lynn Klemmer, artiste multimédia.
Lynn – qui a participé à la Triennale Jeune Création 2021 et qui est sélectionnée pour le LEAP (Luxembourg Encouragement for Artists Prize) 2022, en lice avec 3 autres artistes, Stefania Crișan, Paul Heintz et Mary-Audrey Ramirez (leur expo sera visible aux Rotondes à partir du 18 novembre) – Lynn, dis-je, se rencontre aujourd’hui au Casino Display, là où elle parachève une résidence artistique de 4 mois (de mars au 31 juillet 2022), sachant que le Casino Display, c’est ce lieu (ancienne galerie «Konschthaus beim Engel») piloté depuis 2021 par le Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain dont le programme de résidence – déjà mené depuis 2010 – inscrit une nouvelle étape dans sa naturelle évolution, en l’occurrence baptisée «Laboratoire de recherche artistique. Experimental Re(é)[flex|ct|ion] Expérimentale» (ouf!). De quoi s’agit-il?
Eh bien, «d’implanter à Luxembourg une graine de recherches artistiques», une sorte «d’oasis dans le cursus scolaire» des étudiants futurs plasticiens, parce que «c’est lors de ces "formules" que les pratiques personnelles prennent forme», dit Kevin Muhlen, directeur du «Casino», un peu à l’image de ce que propose l’HISK à Gand, alors, certes, ajoute Kevin, «on ne réinvente pas la roue mais on cherche notre spécificité». Et donc quid?
En collaboration avec les écoles d’art (de Metz, de Nancy, du Rhin), offrir, dans le parcours institutionnel, un cursus complémentaire sous la forme d’une résidence de 3 fois 1 semaine par an, où brasser d’autres méthodologies, où booster des occasions d’échanges, où inviter des pros lors de master class, avec, à la fin de chaque semaine, un Open Lab ouvert au public désireux de comprendre ce qu’est… un Lab Research. D’ailleurs accessible non pas aux seuls artistes mais également aux chercheurs, invités dans la foulée – d’autant qu’ils sont logés en ville – à participer aux différents événements culturels de Luxembourg.
Le principe moteur du Lab Research, ce n’est pas de produire, mais c’est le processus. Et donc, le Casino Display a pour vocation d’être ouvert non pas non stop mais en fonction des recherches. Et c’est un lieu d’expérimentation non seulement de transition mais très libre en ce qu’il «ne tient pas à s’enfermer de suite avec des partenariats formels académiques»; en clair, c’est une nouvelle plateforme non (encore) instituée, une école d’un nouveau genre non ficelée par aucun contrat administratif avec les établissements partenaires. Sachant que «ceux qui y ont transité pourront revenir plus tard… histoire de "reconsidérer" ce qu’il ont fait avant».
Coup d’envoi dès septembre.
En attendant, que nous propose actuellement Lynn Klemmer? Des installations visuelles immersives réparties dans les différents espaces du Casino Display, fédérées par un titre long comme un poème, à savoir: I Will Not Return to a Universe of Objects That Don’t Know Each Other (Je ne retournerai pas dans un univers d’objets qui ne se connaissent pas). Et précisément, c’est un poème qui l’a inspirée à la base, celui de Lisel Mueller (1924–2020) évoquant le refus du peintre Monet, alors atteint de cataracte, de se faire opérer, et qui est une réflexion «sur la façon dont ce choix pourrait même avoir bénéficié à sa peinture».
Du coup, par analogie, faisant allusion à notre quotidien parasité/aveuglé par le numérique, Lynn explore la possibilité de «reconsidérer notre rapport à Internet». Soit, via son expo-paysage mi-objet, mi-digital, elle tente de nous faire «voyager dans l’imaginaire refoulé des ruines bannies d’Internet», afin que chacun trouve un sens (…) et ainsi «se libère d’un moule qui, d’ores et déjà plus, n’a plus grand-chose à révéler».
Au-delà du discours, ou plus simplement dit, l’expo de Lynn, c’est un espace de décélération… qui a l’allure d’un terrain de jeu. Et tout baigne dans le bleu.
Concrètement, dès l’entrée, des bandes textiles zèbrent verticalement la pièce: cet alignement de tissus graphiques où sont imprimées des taches symétriques a priori non figuratives, éprouve, à l’exemple d’un test de Rorschach, notre capacité à décrypter les associations de formes… et donc, de pensées. Le ton est donné.
Dans une autre salle, au mur, un ciel logiciel bleu azur où se découpe un nuage blanc et dessous, au sol, un bassin (bien sûr bleu) en forme de coquille, où, au fond, épousant la même forme, patauge une feuille d’aluminium (un gris qui, lui, fait référence à des objets installés plus loin, à des débris de matériaux récupérés dans le chantier adjacent que Lynn peint d’argent comme de précieux fossiles).
Ensuite, ceinte par d’épais rideaux bleus, une porte donne sur le silence d’une alcôve dévolue au hasard, celui-là que les algorithmes réfutent. Et donc, sur une petite table à damier (en lien direct avec le jeu de dames), trônent une boule de cristal (typique de la voyance) et quelques dés (photo ci-dessus: Mike Zenari).
Au niveau - 1, afin de poétiquement sulfater le phénomène anonymisant et duplicateur des réseaux sociaux, des dizaines de ballons multicolores stationnent au plafond, comme autant de têtes égarées dans la réalité, avec leurs fragiles ficelles pendantes, soumises au moindre au vent.
Enfin, au sous-sol, deux projections. L’une zoome fixement sur les plis d’un drap satiné bleuté, comme une sorte de mer improbable, un espace propice au sommeil, autre territoire de l’irréel. La seconde filme un courant d’air ébouriffant légèrement un rideau, une peinture digitale sensuelle, une sublime peinture en mouvement.
Il est écrit que Lynn Klemmer «déforme le regard»; en vrai, elle le rend perméable à de nouvelles expériences non d’ordre purement fonctionnel mais… sensibles.
Infos:
Casino Display (anc. Konschthaus Beim Engel) 1, rue de la Loge, Luxembourg, jusqu’au 6 août, entrée libre du lundi au samedi de 13.00 à 19.00h. www.casino-luxembourg.lu
Si Dante avec sa Divine Comédie, chef-d'oeuvre qui a traversé les siècles, est à l’honneur en ce mois de juillet au Festival d’Aix-en-Provence, il l’est aussi au Mudam, à travers une expo monographique consacrée à l’artiste britannique Tacita Dean (née en 1965 à Canterbury), attirée par l’histoire de personnages hors du commun, dont, en l’occurrence, Dante Alighieri (1265-1321). C’est pourquoi elle a créé les décors de The Dante Project, un ballet chorégraphié par Wayne McGregor sur une partition originale de Thomas Adès, présenté en première à la Royal Opera House de Londres en octobre 2021 – et qui, d’ailleurs, sera repris par le Palais Garnier à Paris en 2023 – et c’est ainsi que lesdits décors originaux se trouvent exposés dans les deux galeries de l’étage du musée.
C’est singulier, tout comme l’est l’artiste, attentive au passage du temps, aux faits infimes de l’existence et au hasard, au point de lui laisser dicter le résultat de ses productions, déployées à travers divers médiums: photo, dessin, gravure, collage, aussi le film et le son.
C’est donc singulier mais avec un excès de culture de l’entre-soi. Dante, c’est une chose, sauf que pour remplir l’étage, s’est greffé un film16mm intitulé One Hundred and Fifty Years of Painting, qui restitue une conversation (en anglais) entre les artistes Luchita Hurtado (1920-2020) et Julie Mehretu (1970). Ah oui? Motif: elles sont nées un même jour, le 28 novembre, l’une ayant 100 ans et l’autre 50 la même année 2020. Que dire? Que la projection jouit d’un pavillon créé pour l’occasion, où écouter-voir au frais, à l’ombre, de longues minutes durant…
En fait, la surprise se situe autour dudit pavillon, sur les murs, où Tacita Dean a accroché deux séries de lithographies (gravures sur pierre) capturant les magnifiques ciels de Los Angeles, tantôt d’un bleu curaçao, tantôt habités de nuages effilochés rosés, bien différents de ceux d’Europe, et qui l’ont émerveillée à son arrivée en résidence d’artiste au Getty Research Institute. Travail subliminal, réalisé à partir de dessins à l’aérographe, sans recours à la photographie. Emerveillement partagé, immédiat.
Désormais, Tacita vit entre Berlin et LA, où les jacarandas – espèce d’arbres particuliers dont le feuillage vire au violet à l’arrivée du printemps – sont devenus une autre source d’inspiration, comme en témoigne le Purgatory de la Divine Comédie, j’y viens.
Pour chaque acte, Tacita Dean utilise un médium spécifique – le dessin, la photographie et le film –, de sorte que les décors «évoluent du négatif au positif, du monochrome à la couleur et de la représentation à l’abstraction, retraçant ainsi le périple de date à travers les mondes de l’au-delà».
Pour le Paradis, un pavillon a aussi été requis, où, par simulation numérique (eh oui, c’est la solution en l’absence d’orchestre) est diffusée la bande son de la partition Paradiso, qu’escorte en format panoramique CinemaScope, le film Paradise, entièrement abstrait: 24 minutes de motifs circulaires (liés aux planètes décrites par Dante), aux couleurs hyper vives (empruntées à la palette de William Blake), le tout recourant non à des effets spéciaux mais à des moyens optiques et à une technique sophistiquée, le masquage.
Hors pavillon, voilà Inferno, un gigantesque dessin à la craie sur tableau noir – le plus grand que Tacita Dean ait réalisé à ce jour, une sorte de monument de… fragilité, susceptible d’être effacé/recommencé, donc aussi vulnérable qu’éphémère – qui dépeint une chaîne de montagnes renversées (la cime vers le bas), inaccessibles aux damnés…
Hors pavillon toujours, voilà enfin Purgatory, une très grande œuvre photographique, belle... à se damner, étalée sur 4 bandes, où, «pour faire écho à l’état transitoire du "Purgatoire" de Dante», négatif et positif sont inversés transformant le violet des fleurs des jacarandas en un vert irréel, tandis que les décors urbains environnants sont rehaussés au crayon blanc, ce qui «accentue l’étrangeté de l’image» (photo ci-dessus: Purgatory (Mount II), 2021, 372 x 468 cm. Courtesy of the artist and Frith Street Gallery, London. Photo: Stephen White & Co).
Une étrangeté qui vaut le détour… Avis aux âmes qui dansent.
Infos:
Mudam – Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, Luxembourg-Kircherg: Tacita Dean, jusqu’au 5 février 2023, mudam.com
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