top of page
  • Marie-Anne Lorgé

Ce n’est pas grave

Dernière mise à jour : 8 mars 2023

«Les artistes ont davantage conscience des blessures, certains essaient d’en faire une grâce». Et c’est bien le cas avec la pièce Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, et c’est tout aussi le cas avec le petit bijou de mise en scène qu’en propose Myriam Muller, servie par des comédiens/diennes littéralement habités.


De ces 110 minutes de grâce, j’en reste bouleversée. Toute chavirée par la façon qu’a ce théâtre-là de rendre sensible non pas le pourquoi mais «le comment les choses disparaissent». Au pourquoi, il y a souvent moult réponses évidentes, à commencer par la maladie et la mort. Au comment les choses disparaissent, c’est plus nébuleux, et d’autant plus amer. Il en va ainsi de l’inattendue mise en vente de la maison de ma mère, qui est aussi la maison familiale, de cette épreuve émotionnelle et physique qui est de vider des armoires jusqu’à ce que pleurent les murs et… que plus personne ne trouve sa place, ni ne sache où se retrouver.


Mais, théâtre, donc, précisément au Kinneksbond, Centre culturel Mamer (lire juste ci-après).


Et parmi les artistes qui interrogent autrement les blessures, j’appelle Luc Ewen, un fabricant d’images, un faiseur de photomontages aussi complexes qu’absurdes, un brillant disciple du mentir-vrai, mais aussi un raconteur de réel. Je vous guide (ci-dessous) au Centre des arts pluriels (CAPE) à Ettelbruck.


Sinon, sans transition, pas question d’oublier que le 8 mars, c’est la Journée internationale des droits des femmes. En (r)accord, neimënster réunit sur la même affiche deux reprises de spectacles solo dénonçant chacun à leur façon les stéréotypes féminins, soit: Dreamer de la chorégraphe Anne-Mareike Hess, et stark bollock naked de Larisa Faber, «une création féministe qui aborde avec humour les pressions sociales auxquelles est confrontée une jeune femme face aux questions de la maternité». On réserve les 9, 10 et 11 mars, à 19.00h.


Et pas question d’oublier non plus, sans transition aucune, que le festival Zeltic fait son grand retour à Dudelange. «Prends plaisir à danser, chanter et taper du pied et des mains sur le meilleur de ce que la scène celtique a à t'offrir», au CCRD Opderschmelz les 10 et 11 mars. Comme le veut la tradition, le festival sera précédé par le «Prélude celtique», un programme de collaboration unique entre Carlos Núñez (flûte et bagpipes) et Laurent Felten (orgue), ce, le vendredi 9 mars, à 20.15h, à l’église Saint-Martin de Dudelange.


Mais, donc, théâtre et… Juste la fin du monde.



Là où d’aucuns parlent de «pièce verbeuse», moi, je salue le «théâtre de texte», perfusé par la poésie, par l’ellipse, où, en l’occurrence, l’auteur Lagarce soucieux du bon mot use d’épanorthose (au Scrabble, ça en jette !), une figure de style assimilée à la redite – genre: le «j’ai cru, je crois, enfin je croyais» balbutié par un personnage avant qu’il ne déroule sa pensée – qui a le talent d’arrêter le temps en le conjuguant à tous les modes, tout en instillant un subtil décalage proche de l’humour.


On ne le répète jamais assez, un texte nous emmène généralement ailleurs, il fait travailler l’imaginaire, et pour le coup, la mise en scène de Myriam Muller ne le noie pas sous ces formes (danse, musique, vidéo) désormais rameutées sous prétexte de rajeunir le spectacle et d’intéresser un public friand d’effets visuels et sonores. Cette fois, c’est magistral, le langage tient le rôle-titre.


Certes, il y a de la musique (du Reggiani) et il y a même la caméra de Louis qui filme en live certains visages, mais le dispositif (assez couru) n’est pas invasif et les gros plans ainsi reproduits sur (petit) écran, gris et moucheté comme une vieille photo, accordent les regards et le propos. Ou donnent au propos une intensité incarnée. Et aux regards la capacité de nous rendre complices, concernés… au cœur d’un huis clos, miroir de nos propres naufrages familiaux.


Sur le plateau, lumière ocrée sur un décor de vie de famille, un salon clair, une table en bois – on mange vraiment, on boit, le café percole (visuel ci-dessus) –, et, en retrait dans la pénombre, une sorte de bureau-desserte, puis, au centre, une baignoire... blanche, où Louis, dans un monologue vibratoire, donne corps à une scène d'amour d'une beauté et d’une douleur abyssale.


Qui est Louis? C’est le fils, c’est le frère, celui qui est parti il y a près de 30 ans et qui revient… pour annoncer sa maladie, sa mort, son homosexualité?: c’est possible, plutôt probable, mais Lagarce – l’auteur écrit la pièce en 1990 à Berlin, il se sait atteint du sida – fait tout au long le choix de l’implicite.


Le titre plaide la dédramatisation: Juste la fin de monde doit s’entendre comme «ça n’est pas la fin du monde», ce n’est pas grave. «Mais peut-être bien que mourir, ou revenir, c’est justement une (la) fin du monde» – celui du quotidien ronronnant d’une famille de convention , «et que le drame, est là, plus complexe si on veut bien le voir» (dixit Jean-Pierre Ryngaert).


La complexité suinte de la qualité des échanges, de leur précision, désarmante ou brutale, elle suinte en même temps de la difficulté à communiquer, des gestes qui remplacent la parole, à l’exemple de la colère d’Antoine (époustouflant Jules Werner), le frère de Louis (exceptionnelle performance, tout intériorisée, de Tristan Schotte).


Sinon, il y a la Mère (Nadine Ledru) – qui n’a pas de prénom, contente de tout, de sa famille recomposée bien que minée par le conflit , Suzanne (Eugénie Anselin), la petite soeur, ravie de se confier à Louis, démunie mais faussement fragile, aussi vive qu’un feu-follet et rigolote d’instinct, puis Catherine (Isabelle Sueur), la femme d’Antoine, la belle-sœur de Louis, timide mais bavarde, qui s’emmêle dans «toutes sortes de précautions oratoires». L’heure est au bilan, celui des quiproquos, «des rendez-vous ratés, des souvenirs lessivés»…


Au bout des 110 minutes aux allures de règlement de compte, Louis s’en va, sans avoir pu verbaliser son mal, il ne reviendra jamais, il meurt un an plus tard (Lagarce, lui, nous quitte en 1995).


Un texte magnifique, rare, puissant. Une interprétation éblouissante. Un spectacle émouvant - ça vous rentre dans la peau, par le bas, par le haut…


Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, encore à l’affiche du Kinneksbond (Mamer) les 7, 8, 11 mars, à 20.00h, ainsi que le 12 /03 à 17.00h – cette pièce testamentaire s’inscrit dans le programme du Mois de la francophonie. Infos et réserv.: www.kinneksbond.lu


Zigzag jusqu’au CAPE, Ettelbruck, où l’artiste luxembourgeois Luc Ewen expérimente les possibilités et les limites du langage photographique. Dans l’expo, l’angle est politique, pour autant, c’est une aventure narrative qui questionne la frontière séparant le réel de l'imaginaire et le ressenti du fantasme. La preuve avec une curieuse cohabitation d’œuvres déroutantes: d’une part, un délirant roman-photo hérité du contexte de la guerre froide, et d’autre part, une installation qui raconte par l‘objet et le son l’exil d’une réfugiée du temps présent et qui, du reste, se conçoit comme une revisitation du conte de Blanche-Neige.



Luc Ewen est en connexion permanente avec le monde, mais son engagement transite par un art du détournement où niche … un humour satirique.


C’est particulièrement vrai dans Skvozniak, la chronique semi-fictive d’une drôle de machine à l’allure de grosse ampoule réactive au moscovium, ou élément 115, logée dans une sorte de gros bidon galvanisé, une machine – composée d’un «culminateur» et d’un parapluie bizarre dit «transmetteur» – initialement inventée à des fins militaires – téléportation du ravitaillement et des munitions de l’Armée rouge sur le front pendant le Seconde Guerre mondiale – mais utilisée pour la contrebande, en l’occurrence de cigares Taragola, téléportés à partir de Zwalm jusqu’au restaurant de l’Atomium bruxellois, point d’orgue de l‘Expo universelle de 58, sauf qu’en raison «d’ondes d’interférence inattendues», le faisceau de transmission a été dévié, «soumettant l’Atomium à un mouvement d’oscillation de courte durée»: l’épisode est précisément documenté, il n’en reste pas moins bigrement abracadabrant, tout comme chacune des étapes de cette saga basée sur «une technologie de la transmission» dont le nom de code est donc Skvozniak, mot signifiant «courant d’air» en français. Vous suivez?


Née en 2007, année culturelle, et augmentée en 2009 à l’occasion d’une invitation artistique à Zwalm (B), la saga, «une histoire inconnue ou oubliée», parle du général Petrovitch, «de son voyage éprouvant de Russie vers le Luxembourg, de la production de la machine dans les usines de Weiler (L) et de Robost (B) dans les années 50, jusqu’à son utilisation en contrebande».


Et le visiteur aussi médusé qu’amusé de suivre cette histoire folle, servie par des images tout aussi folles, résultat de talentueux et savoureux photomontages – dont une Une de la Pravda savamment bidouillée, des portraits permutés, des mises en scène fantasques de personnages et lieux réels, familiers ou identifiables (visuel ci-dessus) –, assortis d’objets et de documents à la fois authentiques et falsifiés, le tout coordonné par des textes détaillés, qui hybrident commentaires personnels décalés et données pseudo-scientifiques. On peine à distinguer le vrai de faux.

Luc, créatif imaginatif, est un manipulateur expert de la vraisemblance, et de toutes les façons, rien ne nous échappe plus que la réalité, celle-là que la fiction interroge ou que la photographie maquille.


La deuxième œuvre que Luc Ewen présente au CAPE est une installation bricolée comme un rébus. Il y a des photos, véritables ou truquées, qui restituent un environnement familier abandonné, probablement d’un village de Syrie, reste à savoir par qui et pourquoi. Au plafond, un élément de réponse sous forme de fil argenté, métaphore du cordon ombilical où s’accrochent des objets qui disent l’enfance et l’angoisse. Au bout du fil, un abri de fortune. A côté, la silhouette d’une jeune femme aux longs cheveux – que l’on distingue à travers un panneau transparent. Le dispositif réagit au mouvement du visiteur: soudainement, des lumières s’allument, le ventre palpite en même temps que s’élève un brouhaha fait de voix, d’injonctions, de chant de baleine, de bruits de port… autant d’éléments associés à la traversée aussi périlleuse que forcée des migrants, d’une migrante en l’occurrence. Du reste, des draps bleus tendus dans un coin de l’espace racontent sans ambiguïté le vent et les vagues de la haute mer.


Voilà, le décor est planté. Terrifiant. Relayé en continu par l’actualité. Et que Luc interprète à la fois de front et à revers… par le conte, ce récit ancré dans un fictif merveilleux prompt à dissoudre le cauchemar. Et quel est ce conte? L’indice est assis dans un coin opposé de l’espace, incarné par un mannequin de vitrine, une marâtre qui questionne son miroir en tenant une pomme rouge dans sa main. Cqfd, il s’agit de Blanche-Neige.


Schneewittchen revisitée est ainsi une création inattendue, ouverte aux perceptions et interprétations. Sachant, en tout cas, que la pomme, c’est le symbolique fruit défendu, c’est l’immémoriel accélérateur de pépins, la pomme de la discorde, le poison de la société et du pouvoir… ou la botte secrète très tendance du dictateur empoisonneur.


On découvre jusqu’au 13 mars – entrée libre du lundi au samedi de 14.00 à 20.00h.

92 vues
bottom of page