Au-delà du cadre
- Marie-Anne Lorgé
- 3 mai
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 mai
Aujourd’hui pas de vents contraires (du moins pas au moment de l’écrire). Café du matin, fenêtre ouverte sur le lilas (du voisin) et la glycine (de mon jardin).
Décor idéal pour reprendre ma pérégrination photographique… engagée dans mon précédent post. Stations du jour: le MNAHA (à Luxembourg) et les Centres d’art Nei Liicht & Dominique Lang (à Dudelange). Dans l’un, une exploration bluffante des frontières de la photo expérimentale, dans les deux autres, en couleur puis en noir & blanc, une façon d’allumer les souvenirs par une poésie des petits riens selon Patrick Galbats, puis une façon de parler de la disparition et de la survivance selon Serge Ecker – au demeurant, deux artistes luxembourgeois.

Le contexte, pour rappel, c’est donc la 10e édition du Mois européen de la photographie Luxembourg (Emoplux) et pour les artistes, une invitation à repenser le médium – ou Rethinking Photography, soit: comment, aujourd’hui, peut-on faire de la photo dès lors que la technologie prend pas, dès lors aussi qu’il existe une saturation visuelle.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’au National musée um Fëschmaart – MNAHA en raccourci, Marché-aux-Poissons –, avec l’expo collective Beyond the Frame, et les 7 artistes internationaux qui s’y collent, c’est pari gagné.
Sans perdre de temps, on circule. Par la scénographie, on passe de l’abstraction – à l’exemple de Jessica Backhaus – au concret… qui ne l’est pas, à l’exemple de Joan Fontcuberta, inventeur de végétaux mais des faux vrais (inouïs) générés par l’IA, sa série De Rerum Natura (La nature des choses) étant le transcription en images (en noir/blanc) d’un texte d’évangélisateurs du Nouveau Monde décrivant, aux XVIe - XVIIe siècles, des plantes qui n’existent pas dans la réalité, des hallucinations fabuleuses. Et on passe de la lumière – cfr Marta Djourina – à ses contraires, avec en l’occurrence le voyage en eaux troubles d’Alice Pallot, qui utilise des bains pollués par les algues proliférantes et qui, du coup, adresse un message quant à la préservation des écosystèmes; pour autant, si Alice travaille avec des scientifiques, le résultat est éminemment esthétique, en tout cas, rien d’une documentation.
En gros, Beyond the Frame mêle pratiques anciennes, travail numérique et hybridations techniques en tenant de compte du sujet traité; surtout, pour chaque artiste, le musée crée une atmosphère spécifique, chacun bénéficie d’une salle, d’un «cabinet»… d’abord illuminé puis obscur, allant du très coloré vers le noir et l’artificiel.
Aussi, s’agissant de sortir du cadre, il y a la photo qui devient sculpture et joue donc avec l’espace, la preuve, d’entrée de jeu, avec les très très grands formats de Marta Djourina, inspirés de la technique du photogramme (cfr Man Ray), un processus studio qui table sur différents cycles de filtres, de lumière, et se développe à travers le geste, une gestuelle qui, dans sa phase finale, s’apparente à une forme picturale – chaque œuvre est unique, et c’est du jamais vu (visuel ci-dessus, photo @Tom Lucas).
Impossible de tout vous dire. Mais parmi mes coups de cœur, il y a Jessica Backhaus avec sa vibratoire et très picturale série Plein Soleil, des assemblages minimalistes de compositions abstraites nées de papier exposé à une chaleur intense. Et puis, Joost Vandebrug qui fragmente le paysage comme une mosaïque, ou comme un nuancier, un échantillonnage de coloris, chaque fragment réalisé sur du papier Washi fait main, chacun fixé par une minuscule épingle à tête comme pour une planche d’entomologiste, chaque fragment, donc, ayant l’allure d’une pièce d’un puzzle paysager aquarellisé – un travail aussi artisanal que magique, qui réinterprète la fragilité des choses.
Sinon, l’artiste luxembourgeoise de la sélection, c’est Letizia Romanini, avec un lot de quatre images de grottes, deux de Genga (près de Pesaro), en hommage à ses racines italiennes, et deux du Luxembourg, captées lors de son périple de 2021, des images en noir et blanc alors sérigraphiées sur une plaque de verre avec une encre miroir, un jeu de transparence et de relief à la fois, de couche et de flou, une façon d’aborder les questions de mémoire et de mutation.
A voir et revoir sans modération jusqu’au 16 novembre, du mardi au dimanche de 10.00 à 18.00h, le jeudi de 10.00 à 20.00h, infos: www.nationalmusee.lu

On termine à Dudelange. Au Centre d’art Dominique Lang. Avec une expo très sensible qui se penche sur les histoires secrètes que recèlent les objets, parfois aussi infimes que des fragments de papier manuscrits froissés, abandonnés en l’occurrence sur la place du Jeu de balle à Bruxelles, célèbre pour son marché aux Puces, là où se termine l’itinéraire d’une vie, en tout cas là ou se retrouvent sur le pavé tous les bibelots et rebuts, photos, cartes postales incluses, dont personne n’a voulu et que le photographe Patrick Galbats a collectés pour, ensemble avec la philosophe Camille Moreau, leur redonner vie par la fiction.
Chaque «objet», avec ses salissures et déchirures, est photographié comme un petit monument, sanctifiant le débris et le souvenir intime qu’il charrie, avec son potentiel narratif ou imaginaire, et sa charge émotionnelle inévitable. Aussi, c’est un témoignage de notre rapport au temps (visuel ci-dessus: photo © Patrick Galbats). Et le tout, poétiquement, s’intitule Mémoires de fortune.

Autre ambiance au Centre d’art Nei Liicht, avec la façon dont Serge Ecker parle de l’absence, ce, partant d’un lent arpentage dans le paysage qu’il appelle murmurare.
Donc, Serge arpente, observe, et, dans l’environnement naturel ou bâti, lieux et non-lieux d’ici et d’ailleurs désaffectés/ délabrés – par la lente métamorphose du temps ou par la désertion humaine –, sa photographie capture les traces de survivance, tous ces rites de passage(s) que le vivant s’aménage pour une survie acceptable. Une capture numérique, en couleurs, où brouiller les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre le jour et le soir, où insuffler du furtif et du spirituel. Et une capture analogique, en noir et blanc, où expérimenter des contrastes, faire naître des ombres qui s’ouvrent comme une respiration et des apparitions lumineuses, des fulgurances qui disent l’irruption de l’étrange.
Murmurare, récit photographique de la métamorphose, est aussi un chemin du «je» vers le «nous», dont la singularité est de se déployer dans le corps d’une monumentale structure en bois, matériau authentique, brûlé, un épuré labyrinthe noir d’encre, une présence physique aussi esthétique que puissante. Une installation qui n’est pas seulement un élément de scénographique, un artifice d’accrochage, mais une «œuvre en soi», une sculpture. Qui favorise et influence la déambulation du visiteur, impactant du même coup sa perception (visuel ci-dessus: © photo Serge Ecker).
On passe du détail à l’abstrait, de l’éphémère à l’universel, du précis à l’indéfini, du bas vers le haut et vice versa, de la géométrie d’un mur à l’organique d’un buisson, du dehors au-dedans et inversement, de l’inerte au vivant – passage tantôt ambigu, tantôt inquiétant, parfois poétique, souvent inattendu.
Mémoires de fortune et murmurare, quand la photographie, ou «graphie de la lumière», fait naître … jusqu’au 15 juin – du mercredi au dimanche de 15.00 à 19.00h (rencontre avec les artistes le 15 mai de 16.00 à 19.00h).
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